Sur les traces arméniennes

              


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


13. La légende du lac Issyk-Koul


Le marshrutka nous dépose dans la riante campagne kirghize, au nord-est du lac Issyk-Koul. En ce début du mois de septembre, les prés vallonnés sont fauchés et l’on voit dépasser de-ci de-là des tumuli funéraires scythes ; dignes cavaliers, vaches, ânes et chiens vaquent à leurs occupations.
De la route principale part une romantique allée ombragée, plantée d’imposants peupliers centenaires, au pied desquels chante une source. Elle nous fait quitter les bruits de la circulation et arriver au paisible village d’Ak-Bulung, dont la statue de Lénine nous accueille. De coquettes maisonnettes blanches sont dissimulées derrière d’épais rideaux de fleurs et de branches de pommiers couvertes de fruits ; quelques timides couleurs d’automne ponctuent déjà le paysage. Tout autour de nous, l’horizon est barré par des montagnes, certaines saupoudrées de neige ; les Tian-Shan semblent émerger des eaux bleues du lac.
C’est dans ce décor que se seraient installées, à diverses époques, des communautés chrétiennes. Auraient ainsi existé un monastère arménien, au IVe ou au Ve siècle, un monastère nestorien puis un monastère orthodoxe russe construit au XIXe siècle, dont subsiste toujours la bibliothèque. Cette implantation religieuse est liée à la prétendue présence en ce lieu des reliques de saint Matthieu l’Évangéliste, décédé en terre éthiopienne ; elles auraient été apportées là par des moines syriens puis par des frères arméniens, et d’aucuns pensent que la châsse d’argent qui les renferme est à ce jour engloutie dans le lac, dont le niveau a augmenté depuis lors. L’histoire de la zone a été reconstituée grâce à une inscription arménienne découverte dans un cimetière musulman proche de Bichkek, capitale de la Kirghizie. Elle date de 1324, évoque l’évêque arménien Hovhannes et fait état de l’existence d’un presbytère. Un catalogue géographique catalan de 1380 confirme cette information. En effet, il comporte une carte qui figure de façon précise les contours du lac Issyk-Koul et un monastère est schématiquement représenté au nord-est de celui-ci. Un texte précise que l’endroit s’appelle « Issykul », qu’un monastère arménien est implanté sur sa rive et qu’il renferme les reliques de l’apôtre.
Sur les presqu’îles qui environnent le village se trouvent des catacombes que les historiens pensent être des cellules de moines arméniens du IVe siècle, par la suite occupées par d’autres religieux. Nos pas nous ont menés jusqu’à une sorte de corridor souterrain d’une cinquantaine de mètres de long, au plafond aujourd’hui effondré, qui aurait eu le même usage. Les personnes âgées du village se souviennent avoir joué à cache-cache dans ce réseau de galeries qui désormais se fondent parmi les trous et les bosses du sol chamboulé du rivage. Maintenant, les enfants viennent y surveiller les troupeaux et se baigner parmi les mouettes et les poules d’eau.
À partir du XIXe siècle, des recherches ont été entreprises par des archéologues et le célèbre explorateur Nikolaï Prjevalski, afin de localiser les vestiges, mais elles n’ont pas abouti. En 2005, une annonce a bien été faite par la revue française Nouvelles d’Arménie : une équipe de l’université de Bichkek aurait découvert leur emplacement. Cependant, depuis lors, aucune fouille n’est menée localement, et un fin connaisseur de l’Asie centrale nous a confié que ce genre d’information est régulièrement colporté, sans fondement sérieux – peut-être simplement pour contredire le lobby musulman local qui a tendance à dissimuler l’histoire chrétienne du pays. Selon lui, il est curieux que le monastère soit isolé dans ce recoin des routes de la soie ; si réellement des religieux arméniens étaient parvenus jusque-là, pourquoi n’auraient-ils pas implanté d’autres communautés ailleurs dans ces contrées ? Or, on n’en trouve aucune trace. Par ailleurs, les monastères arméniens sont généralement construits dans des montagnes ou des vallées qui les protègent ; pourquoi celui-ci aurait-il été installé au bord d’un lac, à un emplacement aussi vulnérable ?
Un habitant nous racontera que de nombreux Occidentaux viennent ici se recueillir sur les reliques cachées de saint Matthieu ; mais il pense qu’il n’y a rien de tel dans ce village, où tout est réuni pour que demeure la légende…

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