Sur les traces arméniennes

           


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


12. Arméniens d’Ouzbékistan : une communauté en reconstruction


Spontanément, l’Ouzbékistan évoque en nous l’époque des routes de la soie et des grandes cités marchandes qu’étaient Khiva, Boukhara et Samarcande. Puisque les Arméniens se sont fait une réputation de gens du commerce, leur présence dans ces contrées, ancienne mais aussi actuelle, nous semblait une quasi-évidence. Alors, en découvrant une communauté en reconstruction, quelle ne fut pas notre surprise ; aussi grande que notre stupeur face aux bazars sans vie des antiques cités caravanières…
George travaille au centre culturel arménien d’Ouzbékistan. Dans la salle de réunion, où figurent côte à côte les drapeaux des deux pays, il retrace pour nous l’histoire récente de sa communauté. Le passé semble faire partie de la légende : « Certains disent que les premiers Arméniens sont arrivés ici sous le règne de Tamerlan. » Pour le justifier, d’aucuns, comme à Ispahan, font valoir leurs qualités d’artisan. Faute d’indices, la diaspora se crée une histoire tout à son avantage. De la sorte, en 1863, l’aventurier Arminius Vambery parlait de « fable » quant à l’existence supposée d’une bibliothèque gréco-arménienne que Tamerlan aurait rapportée à Samarcande « afin que ses Tartares fussent à même de se familiariser, eux aussi, avec les langues et les annales étrangères ». Ces histoires colportées, auxquelles George accorde visiblement peu de crédit, étant évacuées, il revient sur l’histoire du XXe siècle.
À la suite de la révolution bolchevique de 1917 dans l’Empire russe, nombre d’Arméniens ont émigré en Ouzbékistan pour travailler. La plupart d’entre eux venaient du Haut-Karabagh, où les emplois manquaient et les relations avec les Azéris étaient déjà tendues. L’arrière-grand-père de George en était. La construction des lignes de chemin de fer en Asie centrale, dans les années 1920-1930, fut une aubaine pour eux. Cependant, à l’époque soviétique, le communautarisme et la religion n’étaient pas de mise : le peuple était un et unique, qu’il fût composé d’Ouzbeks, de Tadjiks ou bien encore d’Arméniens. L’église de Samarcande, vieille de moins de trente ans, fut ainsi fermée en 1937 et convertie en bibliothèque. Celle de Tachkent fut simplement détruite au profit de projets d’urbanisme. À l’écoute de George, nous prenons conscience du vide culturel qu’ont dû représenter les soixante-dix ans de l’Union soviétique, en particulier pour les minorités.
Paradoxalement, tout semble renaître à la suite d’un drame, le tremblement de terre de Gumri, en 1988, en République socialiste soviétique d’Arménie. La RSS d’Ouzbékistan aide alors à rebâtir des maisons, des clubs. Cette générosité aura pour conséquence de ressouder la communauté du pays, peut-être alors consciente de sa perte d’identité, ou bien encore en réaction aux montées nationalistes pré-indépendantiste. Ainsi, en 1989, le centre culturel arménien d’Ouzbékistan est créé. Bien des choses sont à reconstruire : apprendre sa langue, déjà oubliée, pour les petits comme pour les grands, se réapproprier l’histoire de son peuple, redécouvrir ses traditions culinaires… Avec la chute de l’URSS, tout semble à nouveau possible. En 1995, la réouverture de l’église de Samarcande sonne un peu comme une renaissance. Douze ans plus tard, l’activité du centre arménien de Tachkent se concentre toujours sur la culture : festival gastronomique, tournoi de football des minorités… L’église arménienne de la capitale est bien sûr en projet ; les esquisses d’architecte sont prêtes.
À Samarcande, nous rencontrons Armen. En premier lieu, son nom nous interpelle ; en effet, celui-ci est à consonance caucasienne. L’homme nous expliquera l’avoir « dérussifié » il y a quelques années. Ce propriétaire d’un restaurant, âgé de 34 ans, incarne à la fois le retour aux origines et le destin tragique de familles de commerçants lors de la révolution de 1917.
La sienne est originaire de Kapan, au sud de l’actuelle Arménie. Son arrière-grand-père, marchand, venait faire affaire à Samarcande. Sa situation lui vaut, à l’époque communiste, d’être déporté, comme tant d’autres, au Goulag, en Sibérie. Sa grand-mère s’installe en 1928 dans la cité de Tamerlan. Lui, Armen, est né en Pologne, pays dont il a conservé la nationalité, mais il a grandi ici, au milieu des cinq à sept mille Arméniens de la ville. Il fait partie d’une génération consciente de la richesse de ses racines. L’indifférence des plus jeunes l’horripile. Il souhaiterait tellement qu’ils s’intéressent, un tant soit peu, à leur langue et à cette écriture qu’il déplore ne pas savoir déchiffrer. Pour faire partager sa culture, Armen offre à ses clients la possibilité de goûter à quelques spécialités arméniennes : dolmas, lavash, sans oublier le vin maison.
Cette liberté retrouvée après 1991 demeure malgré tout partielle pour ses cinquante à soixante mille compatriotes de Tachkent, Samarcande, Boukhara et Andijan, soumis au régime de fer du président. Les relations diplomatiques sont rompues avec l’Arménie du fait de la question du Haut-Karabagh, et beaucoup veulent quitter le pays, comme la majorité des Ouzbeks. Pour aller où ? Cette question demeure… En Russie, les étrangers sont mal acceptés ; en Arménie, les conditions économiques sont difficiles.
Nous constatons l’état de déconstruction de la communauté et nous nous interrogeons sur ses causes. En effet, nous étions jusqu’à présent habitués à voir, en pays musulman, une vie arménienne forte et un groupe soudé pour lequel la religion est primordiale, comme en réaction à un environnement potentiellement menaçant. Ici, en Ouzbékistan, il n’en paraît rien, peut-être parce que le gouvernement voit d’un mauvais œil la pratique ostentatoire de l’islam. Dans le même temps, le poids de la tradition s’est sans doute dilué en soixante-dix ans d’URSS ; toute diversité culturelle était alors bannie. La transmission familiale a disparu. À la maison, on parlait russe et on pensait soviétique. Trois générations plus tard, tous les éléments semblent réunis pour que les jeunes Ouzbeks d’origine arménienne soient davantage friands de jeux électroniques, tout comme leurs camarades de classe, que de cours dans la langue de Machdots. L’assimilation semble avoir été presque totale, jusqu’à ce jour de 1988 où la terre a tremblé à Gumri. Tout détruire pour mieux reconstruire…

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