Sur les traces arméniennes

                    


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


9. De Jolfa à la Nouvelle-Jolfa


Le minibus nous emmène à la frontière arméno-iranienne ; il franchit péniblement le dernier col à 2 500 m. En cette fin avril, la neige couvre encore les pics alentour. Certains culminent en Arménie, d’autres au Nakhitchevan, ceux au loin, en Iran. Dans cette contrée, les frontières se bousculent comme au gré des tourments géologiques. Le paysage, aux contours déchirés, aux couleurs tantôt ocre, tantôt pourpre, laisse entrevoir le souffle de la Perse. Nous descendons sur le versant sud et un vent tiède fait onduler le feuillage des abricotiers et des cerisiers. En quelques instants, nous basculons de la rigueur hivernale vers la douceur printanière, de l’Arménie du Caucase vers l’Arménie de la vallée de l’Araxe. Dans ce décor si photogénique, les barbelés courent pourtant le long des eaux brunes et tumultueuses du fleuve. Sur la rive azérie, les miradors succèdent aux miradors. Ces terres poussiéreuses et rocailleuses font en effet l’objet de convoitises de la part des deux voisins.
À l’époque de la Grande Arménie, cette région faisait partie de la province du Vaspourakan ; plus tard, elle est devenue l’un des foyers de la culture arménienne en Iran. En effet, de 1603 à 1605, Shah Abbas Ier, roi de Perse de la dynastie séfévide, fit déporter des milliers d’Arméniens d’ici afin d’aider notamment à la construction de sa nouvelle capitale, Ispahan. Des artistes de renom, des commerçants, de simples citoyens furent ainsi contraints de quitter la ville de Jolfa, alors sur la rive nord de l’Araxe, pour Ispahan, et le quartier rapidement baptisé « Nouvelle-Jolfa ». Cette « Moitié du monde », comme l’appelaient les Perses, se para de mosquées aux faïences somptueuses, de palais aux riches dorures, de ponts, notamment grâce aux contributions d’Arméniens : Minas pour la réalisation des fresques du palais de Chehel sotun, le général Alhaverdikhan pour le pont Si-o-seh. Pendant ce temps, le quartier arménien se bâtit également.
La cathédrale Vank est construite des 1606 et Minas, toujours, l’orne entre 1655 et 1664. Treize autres églises sont édifiées à la même époque, certaines côte à côte, financées par les marchands arméniens des routes de la soie. Leur architecture traduit le syncrétisme entre l’art persan et l’art religieux arménien. La pierre cède la place à la brique, le clocher octogonal à la coupole, l’intérieur s’enrichit de faïences aux motifs floraux et animaliers. Autrefois loin du cœur de la capitale, les chrétiens vivaient à l’écart. Aujourd’hui, la ville a grandi et la Nouvelle-Jolfa a été absorbée dans celle-ci. Petit à petit, les vieilles demeures de marchands aux murs de terre s’effondrent et les immeubles modernes gagnent du terrain. Pourtant, loin de la frénésie cacophonique du centre-ville et du raz-de-marée des vendeurs de sandwichs, les ruelles inondées de soleil ou baignées de l’ombre des mûriers conservent un charme certain. Si 7 000 Arméniens vivent à présent ici, la plupart issus de familles anciennes, leur présence demeure discrète. Nous sommes bien loin de l’ostentation des devantures arméniennes d’Alep. Autour de la rue Chaharsu, en dehors des églises, seuls quelques noms sur les interphones, ou encore les graffitis sur les murs de pisé, attestent cette occupation.
Sur le site historique de Jolfa, dans la vallée de l’Araxe, les vestiges ont quasiment tous disparu sur la rive azérie. En décembre 2005, les militaires y profanaient le cimetière arménien. Des centaines de khatchkar, hauts comme des hommes, étaient mis à sac et concassés. Les monuments de la rive iranienne ont, heureusement, connu un sort meilleur. En Arménie, les gens nous avaient prévenus : « Vous verrez, en Iran, les églises sont mieux entretenues que chez nous. » Dans cette république islamique, les bâtiments historiques font en effet l’objet de toutes les attentions. Ainsi, le monastère de Saint-Stéphane est en cours de restauration. Il a été fondé par l’apôtre Bartholomé et bâti avant 966 dans un cadre naturel d’une beauté unique. À quelques encablures de l’Araxe, le bâtiment fortifié est niché au pied de montagnes arides. Autour, sous l’ombre apaisante des arbres, des familles iraniennes viennent pique-niquer.
Plus loin, en direction de la Turquie, le monastère de Saint-Thadée est historiquement lié à celui de Saint-Stéphane. Il fut en effet établi en 40-41 après J.-C. par les apôtres Thadée et Bartholomé qui venaient prêcher le christianisme en Arménie. Les reliques de ce premier y seraient enterrées. Avec le déplacement des Arméniens par Shah Abbas Ier, puis les partages politiques dans la région, et notamment le traité de Turkomanachaï signé en 1827 entre la Perse et la Russie, la population arménienne a décru, ce qui rendit l’entretien de ces édifices difficile, faute de finances. Plus tard, au moment du génocide de 1915, des familles des villages alentour y trouvèrent refuge, avant d’y être massacrées en juillet 1918. Après la guerre, des survivants habitèrent les lieux jusqu’en 1946, puis furent rapatriés en Arménie. Depuis 1954, cette « Akhtamar de Perse », aux bas-reliefs floraux et mythologiques, attire une foule de pèlerins à la fin du mois de juillet. À cette occasion, le village kurde attenant, peuplé de femmes aux vêtements vivement colorés, est évacué afin de laisser place au culte des Arméniens. Lors de notre passage, comme un lien au sein de notre voyage, une famille du Liban venait procéder à des sacrifices de poulets et inscrire de leur sang des croix sur l’église.

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