Sur les traces arméniennes

           


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


5. Histoire arménienne du Bengale


Si, aujourd’hui en Inde, ne subsistent plus que deux écoles et sept églises arméniennes (dont cinq au Bengale occidental), les implantations arméniennes y connurent des jours florissants. Les tombes gravées de caractères de l’alphabet de Machdots en sont un témoignage : on en trouve souvent dans les cimetières chrétiens, partout dans le pays.
Les Arméniens seraient arrivés dans le sous-continent par le col de Khyber au milieu du XVIe siècle, attirés par la possibilité de commercer entre l’Occident et cette terre aux ressources qui semblaient inépuisables. Sushil Chaudhury, historien et ancien professeur de l’université de Calcutta, a étudié en détail la communauté arménienne du Bengale, qui était déjà un lieu de commerce aux XIVe et XVe siècles. Les Arméniens y arrivèrent dès 1580, soit plus de cinquante ans avant les Européens. Ainsi, la tombe chrétienne la plus ancienne du Bengale occidental est celle de l’Arménienne Uzabibe Mukiasin, décédée en 1630, toujours visible dans la cour de l’église Nazareth à Calcutta. Sushil Chaudhury s’est intéressé au commerce bengalo-européen des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce sont essentiellement les riches archives des compagnies hollandaises, plus que celles des Britanniques, qui lui ont fourni des informations sur les marchands de cette époque et les Arméniens en particulier. Ces derniers ont toujours conservé des liens étroits avec la communauté de la Nouvelle-Jolfa, en Perse, d’où ils provenaient majoritairement. Il était courant qu’un Arménien d’Inde lègue sa propriété à un membre de celle-ci qui, migrant alors, alimentait le flux de cette population commerçante.
Saidabad se trouve au centre du Bengale occidental, au bord de la rivière Bhagirathi, un axe de communication majeur de l’État. Durant le règne de l’empereur moghol Jehangir, de 1605 à 1627, la production de soieries commença dans cette région, attirant des Européens (notamment hollandais, anglais puis français) qui y implantèrent leurs manufactures. Au milieu du XVIIe siècle, Saidabad devint une ville florissante, au point que Murshidabad, sa voisine, devint bientôt la capitale du Bengale, du Bihar et de l’Orissa. Les Arméniens furent, eux aussi, intéressés par les occasions commerciales offertes. Ils construisirent à Saidabad, non pas des usines, mais un fort en 1665, duquel ils conduisirent des échanges de soie, cotonnades, fruits secs, salpêtre… À la même époque, ils créèrent là la première église arménienne d’Inde. Leurs relations étroites avec la dynastie régnante les amenèrent à être souvent employés comme avocats par les commerçants européens, pour défendre leur cause auprès de la cour. Ils étaient présents dans tous les centres d’affaires et de manufacture, et, contrairement aux autres Occidentaux, prospectaient et s’installaient même dans les zones reculées. Sous le règne des Moghols, il faisait bon être proche du pouvoir, et porter un nom qui laissait penser que l’on était musulman facilitait les affaires. Plusieurs Arméniens influents ont usé de ce stratagème et pris un voire plusieurs noms d’emprunt selon le pays où ils agissaient. Khoza Wazid, qui vivait au XVIIIe siècle, était l’un d’eux. Il possédait sept navires qui reliaient les ports des Indes, de la Perse et de la mer Rouge, et permettaient d’exporter, depuis le Bengale, des textiles telles la soie, produite en quantité à Saidabad, et les denrées alimentaires (huile, beurre clarifié, riz…). Au retour, ils étaient chargés de pièces d’or et d’argent qui, frappées et converties en roupies, servaient à payer les fournisseurs. De façon marginale, ces bateaux convoyaient en outre des fruits secs et de l’eau de rose.
Les Arméniens ne se contentèrent pas de faire du commerce ; plusieurs d’entre eux s’impliquèrent en politique tout au long du XVIIIe siècle troublé par la rivalité des puissances européennes qui convoitaient les richesses du sous-continent. Ainsi, Khoza Wazid, intime du nabab du Bengale, était profrançais et antianglais. Si des années 1730 jusqu’au milieu des années 1740, le commerce anglais y était florissant, à la fin des années 1740 il commença à décliner du fait du développement du commerce français sous le glorieux gouvernorat de Dupleix (1742-1754), et de l’influence des Arméniens. Khoza Wazid avait alors le monopole du commerce de sel et de salpêtre. Il fit pression sur le nabab Siraj, qui avait accédé au pouvoir en 1756, pour qu’il se rangeât aux côtés des Français contre les Anglais qui essayaient de le faire tomber, afin de sauver ses affaires face à la montée en puissance de ces derniers. Les Britanniques étaient hostiles aux Arméniens, proFrançais certes, mais qu’ils considéraient aussi comme des rivaux commerciaux. Le comportement de la Couronne à leur égard fut odieux : oppression, destruction de leurs biens, torture… Khoza Wazid, accusé de conspiration, fut jeté en prison où il se suicida par empoisonnement.
Les Arméniens furent influents et heureux en affaires jusqu’à la prise du Bengale par les Anglais en 1765. C’est alors que l’Arménien Khoza Petrus Aratoon, connu pour ses actions charitables et ses dons en faveur de la rénovation et la construction de plusieurs églises du Bengale dans les années 1750 et 1760, se rallia aux Britanniques. Il les aida notamment lors du tragique épisode du « Trou noir » qui coûta la vie à plus de cent d’entre eux à Calcutta, mais ne fut jamais remercié pour son action et se vit même accusé de trahison et d’espionnage, puis exclu de Calcutta. Un autre Arménien qui se mêlait de politique à cette époque fut assassiné dans de mystérieuses circonstances.
La gloire de la région, autrefois riche et dynamique, fut ternie par la grande famine de 1769-1770 qui tua nombre de travailleurs de l’industrie de la soie, puis lorsque la rivière Bhagirathi changea de cours à la fin du même siècle. Les quartiers généraux du Bengale furent alors transférés à Calcutta, qui devint la nouvelle capitale de l’État. Enfin, la politique anglaise changea, contribuant à réduire Saidabad à une simple ville de province : désormais les biens manufacturés seraient importés d’Europe et non plus produits sur le sol indien. Les industriels de la soie furent poussés à cesser leur activité, de même que les commerçants arméniens. Ces derniers, n’ayant alors plus de raison de rester dans cette région, la quittèrent pour s’établir notamment dans l’actuel Uttar-Pradesh. L’oppression anglaise continuant, ils finirent par délaisser le pays pour partir, entre autres, à Singapour. Désormais ne reste à Saidabad, comme seule trace du riche passé de la communauté, que son église.
Si les Arméniens sont aujourd’hui réduits à peau de chagrin dans le sous-continent, alors qu’ils y ont connu des jours fastes, c’est en partie du fait de la volonté britannique d’anéantir ces concurrents. Cette page d’histoire retracée par Sushil Chaudhury éclaire sans doute pourquoi, au Pakistan, qui faisait partie de l’empire des Indes, plus aucune trace arménienne ne demeure.

© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.