Sur les traces arméniennes

                    


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


7. Regards sur l’Est turc


Lors de notre passage dans l’Est turc, nous nous sommes livrés à une courte analyse sémantique des dépliants touristiques du gouvernement. N’avions-nous pas d’autres occupations plus distrayantes ? Nous aurions pu jouer au trictrac ou bien encore faire claquer les dominos en sirotant un thé, comme tout le monde ! Pourtant, la volonté des autorités de dissimuler une partie des informations à propos des sites historiques de cette région ne pouvait nous laisser indifférents.
Ainsi, la plaquette officielle de présentation de l’Anatolie orientale vante les trésors passés de la Grande Arménie dans un peu plus de la moitié de ses pages, sans que jamais les mots « Arménie » et « arménien » n’apparaissent. C’est par exemple le terme « bagratide », dynastie arménienne florissante aux Xe et XIe siècles, qui est employé, et probablement seuls les connaisseurs l’associent aux Arméniens. Il en est de même pour les panneaux explicatifs qui se trouvent sur les sites, même majeurs, comme Ani (capitale de la Grande Arménie de 961 à 1045), ou l’église d’Akhtamar (Xe siècle), sur le lac de Van, considérée comme le joyau de l’architecture arménienne. À Ani, par ailleurs, il est amusant de voir avec quelle application un palais des Turcs seldjoukides a été outrageusement remis sur pied, le dépossédant au passage de son âme, alors qu’autour les églises arméniennes, éventrées et laissées en état, gardent tout leur mystère et leur attrait dans ce paysage magnétique. L’histoire kurde n’est, quant à elle, pas mieux traitée ; le palais des mille et une nuits de Dogubayazit et le château de Hosap, kurdes tous deux, deviennent simplement ottomans.
Ces exemples révèlent peut-être une volonté d’uniformisation de la société turque par le gouvernement, dans la lignée du vénéré Ataturk, dont le spectre est encore omniprésent à chaque coin de rue. Cette désinformation trouve également son terreau à l’école où, paraît-il, seuls les faits héroïques d’Ataturk sont enseignés. Il existe toutefois des musées qui évoquent le génocide, comme à Kars et à Igdir, mais duquel s’agit-il ? De celui avéré des Arméniens, ou de celui perpétré par ces derniers, comme le prétendent aujourd’hui certains Turcs négationnistes ? Malheureusement, ces sites étaient fermés pour rénovation lors de notre passage…
En tout état de cause, la position de la France par rapport au génocide ne semble ignorée de personne dans le pays. Comme par hasard, dans chacune de nos conversations avec des Kurdes (population majoritaire dans l’Est turc), dès que nous disions que nous étions français, on nous parlait des Arméniens : soit en plaisantant et en nous faisant croire que l’un de nos interlocuteurs l’était, soit (plus souvent) en nous disant que les Kurdes sont aujourd’hui leurs amis. Si les Kurdes ont contribué aux massacres du début du XXe siècle, sur ordre des Jeunes Turcs, ils se considèrent comme les alliés des Arméniens face à un gouvernement qui ignore leur spécificité et continue à prôner le panturquisme.
Tout ceci aura suscité en nous beaucoup d’interrogations sur la question arménienne. Les historiens turcs ont-ils pu étudier, librement et en toute objectivité, cette période trouble de la fin de l’Empire ottoman ou bien n’ont-ils pas été obligés de servir une volonté politique nationaliste et uniformisatrice, celle d’Ataturk ? Le devoir des historiens n’est-il pas précisément de se détacher du champ politique ? Ne sommes-nous pas nous aussi victimes de cette désinformation ? Ainsi, avant de parcourir l’Anatolie orientale, nous n’avions pas conscience que les Kurdes avaient peut-être, eux aussi, été abusés par le pouvoir ottoman et sa politique de « diviser pour mieux régner », en mettant face à face des communautés qui partagent le même territoire. Nous nous sommes ainsi rendu compte de la toute-puissance de l’enseignement de l’histoire à l’école, que ce soit en Turquie ou en France. Une des vertus du voyage n’est-elle précisément pas d’offrir de nouvelles clés de compréhension du monde qui nous entoure ?

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