Sur les traces arméniennes

                 


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


2. Les oubliés de l’Euphrate


En gagnant les bords de l’Euphrate en Syrie, nous plongeons au cœur de l’histoire tragique du génocide arménien de 1915. Rakka, Deir ez-Zor, Markade… autant de lieux synonymes de mort. De 1915 à 1916, c’est sur ces terres, partagées entre steppe et désert, que le gouvernement jeune-turc avait décidé de « résoudre le problème arménien ». Un million et demi d’Arméniens périront, soit au cours des déportations, soit lors de massacres. Quelles traces reste-t-il aujourd’hui de cette histoire dans la vallée de l’Euphrate ?
Avant que nous nous rendions à Deir ez-Zor, un couple de Damas, d’origine arménienne, nous a dit combien il est important de nous rendre en ces lieux. La ville a accueilli en 1915-1916 des bureaux de contrôle, de déportation et de massacres. Ils nous ont dit qu’il fallait aller à Markade, où des charniers ont été découverts, « gratter la terre ». Gratter la terre sur la colline signifie trouver des ossements humains au milieu des champs. Pour eux, troisième génération d’immigrés en Syrie, tout cela semble avoir un sens.
Aujourd’hui, Deir ez-Zor est la ville la plus importante de l’Est syrien. Localisée en territoire bédouin, elle est un carrefour agricole et de commerce en tout genre pour ces populations nomades, et pour le pays lui-même, puisque l’Irak se trouve à 150 kilomètres de là. Enfin, depuis une vingtaine d’années, le pétrole de la région en fait un centre économique majeur. Comme nous l’ont expliqué Ara et Arda, le couple de Damas, ce sont les Bédouins qui ont protégé puis adopté nombre de déportés, d’orphelins du génocide. Au fil du temps, contrairement à ailleurs en Syrie, ces Arméniens ont été pour beaucoup assimilés, arabisés. En 2007, vingt-cinq familles arméniennes vivent encore à Deir ez-Zor. Au premier abord, ceci nous a surpris, voire peiné, mais, à bien y réfléchir, qui voudrait vivre au milieu du cimetière de ses ancêtres ?
À proximité des rives de l’Euphrate, aux eaux puissantes, bleu vert, l’église arménienne des Saints-Martyrs accueille en sa crypte un musée sur le génocide et des restes des victimes, recueillis dans la région. La descente dans celle-ci s’accompagne de peintures contemporaines représentant des corps gisants, pendus… En bas, nous sommes dans l’antichambre de la mort. Seule la lumière de la nef pénètre au niveau d’une colonne centrale. À son pied se trouvent quelques ossements. Les lieux, tout en dénuement, inspirent le recueillement. Une carte et quelques documents rappellent les faits dans une autre pièce. Deir ez-Zor et ses terres hostiles alentour signifiaient pour beaucoup la mort. Et pourtant, nous sommes frappés par le peu de traces de ces terribles événements. Où sont les ruines de ces camps, de ces bureaux de contrôle ? Toujours cette question entêtante : que reste-t-il aujourd’hui de cette histoire ? En repensant aux commémorations du soixantenaire de la libération des camps nazis, le vide relatif à la tragédie arménienne nous apparaît vertigineux. Cette église et ces reliques seraient-elles donc tout ce qui demeure de palpable en ces terres, les seules en dehors de Turquie, où nous aurions pu nous attendre à un hommage à la hauteur des événements ? La diplomatie impose de ménager le voisin turc, comme on nous l’expliquera à plusieurs reprises. Ironie de l’histoire, c’est l’eau de l’Euphrate qui fait l’objet de toutes les attentions, la Turquie en contrôlant l’essentiel grâce à plusieurs barrages, au détriment de la Syrie et de l’Irak. Pendant que le temps passe, l’oubli ne risque-t-il pas de s’installer inexorablement ? Le vent, le sable, les eaux du fleuve font disparaître petit à petit les traces indiscutables des charniers, comme ils ont enseveli les vestiges historiques grecs ou romains de la région. Les champs agricoles et pétroliers achèvent le travail. En voyant cela, nous comprenons le combat de toutes ces associations arméniennes pour ne pas oublier. Plus que les restes de ces pauvres corps décharnés, c’est le sentiment que la mémoire s’efface, cette impression de grand vide qui nous aura marqués à Deir ez-Zor.
En 1939, Hitler demandait qui se souvenait encore des massacres des Arméniens. En 2007, qui se souvient encore de Deir ez-Zor ? Les familles qui y vivent. Et après ? Heureusement, il y a ce couple de Damas, mais aussi, comme une journaliste arménienne nous l’apprendra plus tard, nombre des 190 000 Arméniens de Syrie qui se rendent chaque 24 avril ici en commémoration du génocide. Alors, si les traces matérielles disparaissent, le maintien d’une identité culturelle forte en Syrie demeure. Aujourd’hui, elle est peut-être la meilleure preuve que, comme l’olivier, le peuple arménien refleurit toujours.

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