Sur les traces arméniennes

              


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


8. L’Arménie ou le difficile apprentissage de l’indépendance


Le 23 septembre 1991, la république d’Arménie a déclaré son indépendance à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique. Seize ans après la joie et l’espoir de la liberté retrouvée, nombre d’Arméniens s’interrogent sur le nouveau système dans lequel ils évoluent. Le communisme a cédé la place au libéralisme, et le totalitarisme à la démocratie. Pourtant, à écouter ses habitants, la vie dans ce pays ne chante pas pour tout le monde.
Les oligarques ont accaparé les pouvoirs économique et politique. À l’heure des élections parlementaires, personne ne semble croire à un changement. Pas moins de vingt-cinq partis concourent : soif de démocratie dans un État de 2,5 millions d’habitants, ou intérêts personnels ? Malheureusement, la réponse doit être la seconde puisque la pratique est d’acheter, pour quelques euros, la voix des électeurs. Il faut dire qu’avec des enseignants qui en gagnent à peine cent cinquante par mois, la tâche est aisée pour les uns, et se laisser appâter plus compréhensible pour les autres… Le libéralisme révèle ici sa face obscure et a créé d’importantes inégalités sociales. L’eau, l’électricité, les études universitaires et les soins sont devenus payants alors même que tout était gratuit au temps soviétique. Les routes étaient alors entretenues ; il y avait du travail, en particulier dans les usines. À présent, seules les carcasses géantes de ces dernières gisent dans le paysage, et leurs employés ont dû se reconvertir, qui en chauffeur de taxi, qui en agriculteur… À écouter ce discours sombre, on en vient à penser que la population regrette l’époque d’avant 1991. Aujourd’hui, une forte proportion d’Arméniens quitte leur pays pour aller travailler en Russie. Les campagnes se vident peu à peu, laissant des espaces de conquête potentielle au voisin azéri. Les économies personnelles, parfois substantielles, placées dans les banques, se sont volatilisées avec la chute du bloc soviétique, anéantissant ainsi tout espoir de créer sa propre affaire et donc, notamment, de redynamiser les zones rurales.
Erevan concentre la population, l’argent, les voitures de luxe. Elle soigne son apparence. De toute manière, nombre de visiteurs ne verront de l’Arménie que sa capitale et les sites touristiques alentour. Pendant ce temps, les campagnards voient leurs conditions de vie se dégrader. Alors que les Arméniens du pays aspirent surtout à un avenir plus serein, la diaspora, elle, s’active dans la reconnaissance du génocide. Néanmoins, sans son argent, l’économie et les infrastructures se porteraient bien plus mal. Même s’ils considèrent la somme des difficultés à surmonter, les habitants ne se plaignent guère et gardent l’espoir de s’adapter peu à peu. Pourtant, beaucoup ont du mal à se projeter dans l’avenir, comme si la conscience du passé prestigieux de leur nation les empêchait d’admettre que le territoire de leur république actuelle ne représente qu’une infime partie de la Grande Arménie, celle de Tigrane le Grand, au Ier siècle avant J.-C. Dans un pays où il n’est pas rare encore d’enlever sa femme pour se marier et de vivre à plusieurs générations sous le même toit, le bond vers le XXIe siècle a été brutal mais on reste souriant – tant que la blanche silhouette de l’Ararat domine au loin.

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