Sur les traces arméniennes

                    


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


5. La Cilicie arménienne


Les caravanes de chameaux ont cédé la place aux mastodontes de fer qui relient la péninsule Arabique à l’Asie Mineure. Alignés en une longue procession au bord de la route d’Alep à Antakya, les camions attendent au poste frontière entre la Syrie et la Turquie. La mer Méditerranée est juste derrière les montagnes mais aujourd’hui le commerce se poursuit à terre. La Cilicie, nichée entre le massif du Taurus et le golfe d’Iskenderun, occupait pourtant il y a plus de sept siècles une position stratégique sur les voies marchandes entre l’Orient et l’Occident. De ce passé glorieux, il ne subsiste que quelques tours génoises, ports fortifiés et châteaux en nids d’aigle.
Du XIe au XIVe siècle, les Arméniens règnent sur la région à travers le royaume de Petite Arménie. En effet, en 1064, les Turcs seldjoukides, venus d’Asie centrale, détruisent la capitale de la Grande Arménie, Ani, située aujourd’hui dans l’Est anatolien, tout près de la frontière arménienne. Sept ans plus tard, ils défont l’empereur byzantin Constantin. Ces deux événements entraînent, sous la conduite du prince bagratide (de l’une des dynasties arméniennes) Rouben, des vagues d’émigration d’une partie de la population arménienne vers la Cilicie. Alors que la Grande Arménie périclite, le royaume de Petite Arménie, fondé en 1080, jouit de sa situation géographique qui en fait un asile naturel contre les menaces musulmanes. En construisant ou réaménageant des forteresses, bâties pour certaines par les Byzantins ou les Francs, les Arméniens assoient leur position via un réseau de places fortes. Sous le règne de Léon II (1187-1219), le territoire connaît son apogée ; cette enclave chrétienne offre un refuge aux armées croisées en route vers Jérusalem et des liens sont noués avec les Mongols de Gengis Khan.
Grâce à ses ports bien protégés, le royaume devient un lieu d’échanges commerciaux important. Marco Polo, dans son Livre des merveilles, écrit à propos d’Ayas, qui en était le port principal : « Sachez que toutes les épices et les draps de l’Euphrate se portent à cette ville, et toutes les autres choses précieuses. Il y a abondance de coton. Et les marchands de Venise, de Pise et de Gênes, et ceux de toutes les parties de l’intérieur, y viennent acheter et vendre, et tiennent leurs entrepôts. » Aujourd’hui, Ayas (Yumurtal_k) est un paisible port de pêche. Seuls ses fortifications et son château dans la mer rappellent le passé. Les pêcheurs locaux, affairés à réparer leurs filets, ne semblent guère y prêter attention. Il est difficile malgré tout de s’imaginer des quais qui grouillent, sur lesquels on charge et décharge des marchandises en provenance de Samarcande, Ispahan ou Tabriz.
En remontant le cours du fleuve Ceyhan, qui serpente au milieu d’une plaine fertile, on découvre l’une des forteresses arméniennes qui assuraient le contrôle de la région. Le château des Serpents trône au milieu de cette immensité plane, accroché à la rocaille. Il ne joue pourtant plus ce rôle de vigie ; l’autoroute et la nationale qui passent à ses pieds ont comme transpercé ses murailles. À son entrée, en haut des éboulis, nous sommes accueillis par un bas-relief qui représente un homme, entouré par deux lions, qui tient dans ses mains ce que l’on a cru être des serpents. Seuls les spécialistes reconnaîtront que son architecture est arménienne, car aucune inscription n’y figure. À cette époque, les Arméniens ne faisaient ni fossé, ni donjon. L’enceinte était arrondie, les murs obliques et les mâchicoulis étroits. Pour notre part, nous déambulons dans les ruines, sous la douceur printanière, et jouissons de la vue imprenable sur la plaine. La chapelle est le seul indice que nous identifions. Aucune explication sur le passé de ce site ne figure malgré les aménagements réalisés par les autorités turques, mais il va sans dire que l’histoire arménienne n’est sans doute pas leur priorité. Tout au moins, les joueurs de trictrac de la ville de Ceyhan peuvent admirer, attablés devant un thé, au bord de l’eau, la silhouette du château qui se détache magnifiquement au coucher du soleil.
Pour mieux comprendre ce que fut la Petite Arménie, nous nous rendons également dans sa capitale, Sis (aujourd’hui Kozan). Les monts du Taurus commencent ici. En 1187, Léon II en fait sa résidence principale et réalise d’importants travaux sur la citadelle byzantine bâtie auparavant. Véritablement agrippée sur son éperon rocheux au milieu de la ville, elle domine les lieux. À ses côtés flotte à présent le drapeau turc et trône une silhouette gigantesque – probablement celle d’Atatürk. Par cette journée pluvieuse, il se dégage une atmosphère mystérieuse du haut des vestiges qui jouent à cache-cache avec les nuages. En contrebas se tenaient des bâtiments religieux, Sis ayant abrité le catholicossat de Cilicie jusqu’en 1921. De ceux-ci, il ne reste que quelques pans de murs dans une pinède. La cathédrale est aujourd’hui en ruines. On aperçoit juste ses soubassements et l’arrondi de la nef, recouverts par un réservoir d’eau de la ville moderne. Le sort réservé au bâtiment du catholicossat paraît plus enviable puisqu’il est en train d’être transformé en hôtel. Il ne subsiste que bien peu de chose de la grandeur de Sis et de celle de la Petite Arménie. Cette époque constitue pourtant la période la plus riche de l’histoire arménienne dans les domaines des sciences et de la culture. Les universités et les monastères étaient nombreux. La théologie, la philosophie, la médecine et les mathématiques étaient enseignées. Enfin, elle correspond à l’âge d’or de l’enluminure des ouvrages religieux.
Le royaume est tombé en 1375 à la suite de la prise de Sis par les Turcs et les Mamelouks égyptiens. La population arménienne est restée dans la région, sous la domination ottomane, jusqu’aux événements tragiques du début du XXe siècle, puis à la rétrocession du sandjak d’Alexandrette par la France à la Turquie en 1939.
Seule trace vivante de cette présence, le village de Vakifli est posé sur le flanc du Moussa Dagh. Certains habitants de cette montagne ont été installés par les Français à Anjar, au Liban, en 1939. Les autres, en revanche, ont choisi de rester, sans doute au péril de leur vie. Ils jouissent d’un environnement exceptionnel : vergers d’agrumes, montagnes enneigées et mer Méditerranée. En nous promenant dans le village, nous n’osons pas aborder les gens : en Turquie, parler des Arméniens peut-être sujet à problèmes. Nous nous contentons de regarder l’église récente et de déambuler dans le cimetière. Les noms aux consonances arméniennes ont cédé la place à des noms turcs : les Bebikian sont devenus les Bebek, etc. mais ce n’est sans doute là que l’une des difficultés d’être arménien en Turquie aujourd’hui. Nous le constaterons par exemple plus tard en nous promenant dans le quartier jeune et dynamique de Kizilay, dans la capitale, Ankara. En effet, un restaurateur a jugé bon d’afficher en lettres capitales sur la porte de son établissement « Entrée interdite aux Français » (en anglais et en turc) et « Le génocide arménien est un mensonge international » (en turc).

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