Sur les traces arméniennes

        


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


3. L’alphabet arménien


Si l’Arménie est un petit pays et sa population peu nombreuse (2,5 millions d’habitants), elle fait figure d’anomalie linguistique dans une région dominée par les langues turque et persane. Pourtant, tout comme sa voisine la Géorgie, elle a su maintenir sa propre langue au fil des siècles, et son alphabet. On peut voir là une illustration de l’attachement viscéral des Arméniens à leur culture.
L’alphabet arménien a été créé en 405 après J.-C. par le moine Mesrop Mashtots. Celui-ci est érigé en véritable héros national : son nom a détrôné celui de Lénine dans l’avenue principale d’Erevan. Par ailleurs, quel pays a bâti sur les pentes de sa plus haute montagne un monument reproduisant les lettres de son alphabet à taille humaine ?
Il comportait à l’origine trente-six lettres ; trois autres ont été ensuite ajoutées par les copistes. Ses caractères courbes et harmonieux, qu’un novice peut aisément confondre avec ceux des alphabets géorgien ou éthiopien, ont, jusqu’au XVIe siècle, servi également de chiffres : les neuf premiers étaient les unités, les neuf suivants les dizaines et ainsi de suite jusqu’aux milliers. De fait, sur les cadrans solaires de nombreux monastères arméniens figure la ronde des lettres de l’alphabet.
Avant 405, l’arménien était une langue uniquement orale. Les écrits religieux de l’Église arménienne étaient rédigés en grec. Aussi l’invention de l’alphabet permit-elle d’implanter encore plus profondément le christianisme dans le pays grâce aux traductions de la Bible et des livres sacrés, richement enluminés. En près d’un siècle, les deux piliers de l’arménité étaient mis en place. Dans la foulée, un véritable sanctuaire des livres anciens, le Matenadaran, fut créé. Certaines œuvres de savants ne sont aujourd’hui connues que grâce à leurs traductions arméniennes conservées en ce lieu. La langue a bien sûr connu des évolutions. La forme qu’elle prit jusqu’au Xe siècle, désignée par le terme de grabar, n’est de nos jours plus utilisée que dans la liturgie. La forme suivante, ou arménien médiéval, disparut au XIXe siècle, suite à la consécration littéraire, par l’écrivain Abovian, de l’arménien populaire, langue actuelle de la nation arménienne. L’alphabet arménien est, dit-on, chargé de symboles. Certains verraient le soleil dans la première lettre, et le svastika, signe de l’éternité, dans la dernière. Peut-être est-ce une réminiscence du zoroastrisme de la Perse voisine ? D’aucuns encore y voient des cornes de mouflon, preuve du caractère têtu et fier de ce peuple ! Il paraît qu’une fois que l’on a compris ces détails, apprendre l’alphabet n’est plus qu’une bagatelle… Quoi qu’il en soit, sa complexité lui confère une caractéristique originale. Tel un langage secret réservé aux initiés, l’alphabet de Mashtots constitue le lien le plus visible entre les Arméniens et le reste du monde.

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