Sur les traces arméniennes

                    


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


6. Histoire arménienne de Madras


S’il est des lieux incontournables pour les Arméniens en voyage en Inde, nul doute que Madras est de ceux-là. Sa place dans l’histoire de cette communauté est en effet particulière : elle fut non pas un haut lieu économique, mais avant tout intellectuel, le berceau du journalisme dans la langue de Machdots. C’est ici qu’en 1794 Harautioun Shmavonian imprime le premier exemplaire d’Azdarar, le premier journal au monde jamais édité dans cette langue. Cet événement, acte fondateur de la presse arménienne, fait même renaître les velléités nationalistes à une époque d’occupation du territoire arménien par les Perses.
Par ailleurs, la présence arménienne à Madras, dans l’Inde dravidienne, est l’une des plus méridionales en des temps où Anglais et Français luttaient pour le contrôle de cet espace. Les Arméniens aussi ont dû se battre pour se tailler leur place. En 1712, une première église est construite à proximité du fort. Toutefois, les Anglais la font détruire, voyant d’un mauvais œil un édifice si imposant dans ce quartier qui symbolise leur pouvoir. C’est le terrain du cimetière arménien, celui qui accueillera plus tard la tombe de Harautioun Shmavonian, qui servira d’emplacement pour la nouvelle église, érigée en 1772. En 1746, Khoza Petrus Woskan a maille à partir avec les Français qui viennent de prendre le contrôle de la ville. Ce marchand influent, né en 1681 à la Nouvelle-Jolfa, fait alors office de bienfaiteur pour la communauté arménienne, et la ville elle-même. Il finance la construction du pont Marmalong sur le chemin de l’église portugaise Saint-Thomas, ainsi que des escaliers pour accéder à ce lieu de culte. À la suite de la prise de Madras par les Français, il perd tous ses biens. Dupleix se propose de les lui restituer s’il accepte sa protection. Khoza Petrus Woskan lui répond que « la tradition arménienne lui commande de rester fidèle à ses bienfaiteurs, les Anglais, sur le territoire desquels il a acquis sa richesse ».
Nous avons retrouvé le pont Marmalong dans le quartier de Saidapet, une banlieue de la ville qui, au XVIIIe siècle, était une paisible campagne. Son architecture ancienne a totalement laissé place à une structure de béton qui supporte une large voie rapide. Toutefois, la plaque commémorative de sa construction par Khoza Petrus Woskan, écrite en latin, en syriaque et en arménien, subsiste tant bien que mal. Elle côtoie les volutes tamoules criardes des slogans électoraux. Au pied de l’ouvrage, les maisons de fortune en feuilles de palme fleurissent et les dhobi-wallah s’activent dans le fleuve Adayar pour redonner sa blancheur au linge.
Plus loin, aux portes de l’aéroport, l’église du Mont-Saint-Thomas, de 1523, perchée sur sa colline, accueille toujours son lot de pèlerins. Elle abrite quant à elle des tombes caucasiennes et offre un curieux mélange portugais, indien et arménien.
Enfin, au cœur de la ville, la charmante église arménienne Sainte-Marie fait peau neuve, comme pour mieux accueillir le visiteur dans ce havre perdu au milieu du tumulte d’Armenian Street et, surtout, le Catholicos, qui la visitera en octobre 2008. Ses six cloches sonnent tous les dimanches matin – mais pour qui donc ? Son ancien gardien, George Gregorian, était le dernier Arménien de Madras. Il est décédé en 2004…
À défaut de cultiver le présent arménien de Madras, il s’agit désormais de préserver son passé, et les autorités religieuses d’Etchmiadzine, qui en sont conscientes, œuvrent en ce sens.

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