Sur les traces arméniennes

           


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


17. Tant que Rosie est là…


La photographie d’Arvin Nikoghassian en poche, nous arrivons dans la mégalopole de Bombay. Au milieu de ses 17 millions d’habitants, nous avons une promesse à tenir : transmettre ce cliché à Rosie Eknaian, sa tante. Arvin, l’adolescent que nous avions rencontré plusieurs mois auparavant à Calcutta, nous avait précisé qu’elle vivait à l’église arménienne de la ville.
Dans le quartier animé du Fort, rien ne laisse deviner la présence d’un édifice religieux du XVIIIe siècle. Pourtant, quand par hasard nos yeux se portent sur ce bâtiment disgracieux, ils y lisent un nom sans équivoque : Ararat. Ce cube de béton à l’architecture moderne typiquement indienne cache bel et bien l’église Saint-Pierre. Engloutie au milieu des constructions récentes, elle semble peiner à survivre. Une tour blanche – qui n’a rien à voir avec le Grand Massis – l’écrase de toute sa hauteur. Sa grille d’entrée est close, sans sonnette, et le dernier passage paraît remonter à d’autres temps… Nous misons sur notre bonne étoile pour que le dimanche voie les portes de l’église s’ouvrir et nous laisse rencontrer Madame Rosie.
Une fois de plus, nous sommes chanceux ! La prochaine messe bimensuelle se tiendra effectivement quelques jours plus tard. L’étroite allée qui mène au sanctuaire fourmille d’une vingtaine de fidèles à la sortie de l’office. Pour la plupart, ils appartiennent à la communauté malankara de la ville. Les Arméniens ne sont pas légion à Bombay et, aujourd’hui, trois sont de passage : l’un est un Australien venu pour affaires, et les deux autres, joueurs de rugby de l’équipe nationale indienne, sont des amis d’Arvin du collège arménien de Calcutta. Ils viennent comme en pèlerinage saluer Rosie Eknaian, la dernière Arménienne de la ville.
Quelques étages plus haut dans le bâtiment Ararat, nous découvrons l’univers de Rosie : une petite pièce aux murs décrépis, un lit, quelques chaises, un miroir, de vieilles photos et une vue sur le toit de l’église, comme pour mieux la surveiller. Elle est là, tel un minuscule oiseau, assise sur son matelas, un fichu sur la tête, heureuse de voir ces gens venus la saluer comme un membre de leur famille. Malgré son allure frêle, son regard pétille de vie et de malice ; ses mains s’agitent vigoureusement quand elle parle. Elle fait fi de son âge, et son énergie impose le respect à tous. Rosie a 95 ans.
Dans cet environnement spartiate, elle nous accueille chaleureusement, et nous parle tantôt en anglais, tantôt en arménien. Nous lui remettons l’image d’Arvin qu’en fait elle n’a jamais vu.
Elle nous raconte son arrivée aux Indes, à Dacca, alors qu’elle n’était âgée que de 2 ans ; son père, originaire de Bakou, était venu là pour affaires, laissant ses onze autres enfants chez de la famille, en Arménie ou en Iran. Elle s’est plus tard mariée à un Arménien, brillant choriste et joaillier qui fabriquait notamment des couronnes en or pour les maharadjahs. Cet homme très engagé sur le plan religieux a rédigé, en 1954, le règlement de l’église arménienne de Bombay, que Rosie conserve précieusement et montre à tous ses visiteurs. Les préceptes sont très stricts : n’est pas considéré comme Arménien qui veut ! Pour preuve, Rosie nous parle d’une « Arménienne » de Bombay qu’elle ne considère pas comme telle car elle s’est mariée à un Parsi et, de plus, pas dans cette église.
De son mari, notre charmante hôtesse aura deux fils ; l’un est décédé, l’autre vit à Londres mais est resté pendant quarante ans sans venir la voir… La dernière fois qu’il lui a rendu visite, c’était il y a trois ans ; il ne prend jamais de ses nouvelles. Rosie ne décolère pas, et affirme sans détour : « Je ne l’aime plus. »
Comme Charles Sarkies, Rosie Eknaian est de ces personnes attachantes que les difficultés de l’exil ont aguerries. Elle semble lutter en permanence contre les injustices de la vie. Avec elle va disparaître la présence arménienne à Bombay. Cette pensée nous émeut fortement. La flamme de Rosie brûle encore si intensément qu’on a peine à imaginer qu’elle s’éteindra un jour. Dans vingt ans, nous pourrons témoigner qu’en juin 2008 on ne parlait pas encore des Arméniens de Bombay au passé. Tant que Rosie est là, l’emploi du passé simple n’est qu’un futur hypothétique…

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