Sur les traces arméniennes

        


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


11. Deux Caucasiens au Turkménistan


De l’autre côté de la mer Caspienne, le conflit entre les Azéris et les Arméniens du Nagorno-Karabagh paraît loin lorsque nous nous installons dans un pavillon modeste où roucoulent les pigeons sous une treille chargée. Depuis près de vingt ans, C. et P. partagent le logis, les shashlik, la bière et la passion des volatiles. L’un est azéri, originaire d’Iran. L’autre est arménien, du Haut-Karabagh. Leurs histoires n’ont rien en commun, mais elles se sont croisées à l’ombre des tours de marbre de la capitale du Turkménistan, Ashgabat : illustration parfaite de la solidarité entre minorités ethniques. La famille de C. a fui l’Iran au moment de la révolution islamique ; P. a rejoint sa sœur installée ici, pour trouver du travail.
C., au visage rond et illuminé d’yeux bleus pétillants, ne manque jamais une occasion de plaisanter sur les Arméniens. Le pouvoir politique de sa diaspora aux États-Unis et en Europe le fait sourire. D’un geste de la main, en pointant un doigt sur sa tête, il répète : « Armenian, good computer ! » Pourtant, son ami P. ne mène pas la vie aisée de ses compatriotes américains ou européens. Il fait partie des 30 000 Arméniens venus au Turkménistan chercher un emploi, dans les grands chantiers soviétiques tout d’abord. Sa famille et les montagnes du Nagorno-Karabagh lui manquent, mais son travail est ici. Après vingt ans passés dans cette contrée, il espère retrouver sa terre natale dans deux ans. En attendant, sa vie est rythmée par l’alternance du jour et de la nuit. Le soir, il veille sur la viande et les braises dans un restaurant réputé. Au petit matin, il retrouve la maison de C., où il grille une cigarette dans l’obscurité faiblissante, avant de s’effondrer de fatigue. Ainsi est fait le quotidien de P. : pas de vie communautaire, pas d’église arménienne, seuls l’islam et l’orthodoxie russe étant tolérés.
Pendant ce temps, Ashgabat n’en finit plus de sortir de terre. Au pied du Kopet Dag et à l’orée du désert du Karakoum, le projet urbain pharaonique de l’ex-président Niyazov a vu le jour en quelques années, faisant le bonheur des grands groupes de travaux publics. La réputation de bâtisseurs des Arméniens n’étant plus à faire, nombre d’entre eux fourmillent dans ces chantiers à l’ampleur délirante. Difficile d’imaginer, en voyant cette blancheur à la beauté froide, qu’il subsiste, à proximité de ces quartiers vides, de véritables villages où règne une telle chaleur humaine.
Loin de Stepanakert, C. et P. refont le Caucase. Ironiquement, c’est en langue russe que tous deux pointent les rôles troubles de la Russie et des États-Unis qui s’évertuent à déstabiliser la région, en mettant dos à dos leurs peuples. Mais C. et P. ne sont pas dupes. Ils se serrent les coudes, sous la menace de la ville blanche qui, jour après jour, fait disparaître la vie de la capitale.

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