Sur les traces arméniennes

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Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


6. Sur les traces des ancêtres


Voyager en Turquie pour un descendant d’Arménien, c’est entreprendre un pèlerinage sur la terre de ses ancêtres. L’évocation de leurs vies passées, loin de leurs patries d’adoption, surgit ici de toutes parts à travers la vie quotidienne des gens. Celle-ci a pourtant dû bien changer en quatre-vingt-dix ans. Malgré tout, ces papis en saroal et à casquette de laine, à la peau brunie par la vie au grand air, qui se promènent main dans la main avec leurs petits-fils, offrent des images inchangées. Sur le perron de leur porte, les femmes quant à elles tricotent et discutent sous les rayons du soleil, pendant que l’hiver cède sa place au printemps, l’espace d’un bref instant. À Amasya, situé à une centaine de kilomètres au sud de Samsun, sur le rivage de la mer Noire, nous croisons une équipe de documentaristes français. Ils sont venus précisément à la recherche des origines arméniennes de l’un d’entre eux, M. Un calepin à la main, celui-ci reproduit le plan du quartier Sofular, là où sa grand-mère, Archalouse, a passé les dix premières années de sa vie. Pour seuls indices, M. dispose d’un croquis réalisé sur la base des souvenirs effrités et confus de son aïeul : une rue à escalier, une montagne toute proche de la maison d’enfance, une école, une église. Quand nous le rencontrons, il pense avoir pu réorganiser les pièces du puzzle. L’église semble être devenue un mausolée musulman : son plan carré, ses arcs en plein cintre et ses quelques bas-reliefs, comme volontairement effacés le laissent en effet perplexes. L’école, quant à elle, a conservé son emplacement. Mais ce qui motive peut-être le plus la recherche de M., c’est d’identifier la maison d’Archalouse. Comme un enquêteur, il a passé au peigne fin le quartier. La rue à escalier mène droit vers la paroi rocheuse de la montagne. Le voilà donc, avec une joie teintée d’émotion, à observer attentivement les maisons. Mais comment savoir ? Il y a bien celle-ci, faite de pierres et de poutres de bois qui semble ancienne… Dans le doute, M. demande au photographe de l’équipe de réaliser des clichés des demeures hypothétiques. Pourtant, il sait qu’il devra se résigner à ce degré d’imprécision. Le temps a fait son travail, la mémoire s’est érodée et Archalouse n’est plus… Comme pour faire revivre les lieux sous nos yeux, M. nous raconte l’histoire de sa grand-mère, née en 1913 ici, et qui, quelques années après, découvre l’horreur des massacres en descendant à la rivière et en voyant les corps d’amis de la famille pendus aux arbres. Comme tous les touristes, nous avons flâné le long du cours d’eau et admiré aussi les arbres plus que centenaires qui le bordent… Épargnée par les exécutions et les déportations, la famille d’Archalouse fuit en 1923, en charrette, à Samsun. De là, elle s’embarque pour Constantinople puis Marseille ou une autre vie commencera. À défaut de retrouver exactement les lieux, M. s’imprègne des ambiances de la ville et du dédale de ruelles de Sofular. Avec son matériel, l’équipe de tournage aiguise la curiosité des enfants du quartier. Mehmet leur pose les questions habituelles en anglais : d’où êtes-vous ? comment vous appelez-vous ? Mehmet vit à Sofular. Il a 10 ans, l’âge d’Archalouse lors de sa fuite… M. nous explique que leur présence n’attire pas que les enfants. La police locale se montre quelque peu suspicieuse à leur égard. Le travail se poursuit malgré tout. Après Amasya, l’équipe se rend à Palu, au cœur du plateau anatolien, à l’est d’Elazig. Là-bas, M. retourne sur le lieu de naissance supposé de son grand-père, Guiragos. La découverte y est totale car l’enfance de Guiragos est pavée d’inconnues. Orphelin à la suite du génocide, il aurait transité par la Syrie et sans doute le port de Lattaquié d’où il aurait gagné Marseille. C’est tout ce que sait M. Le cadre naturel de Palu est grandiose. Un manteau neigeux couvre les montagnes voisines, la terre prend des teintes bordeaux, verte, brune. Le ciel est d’un bleu intense et la rivière Murat semble indomptée, gorgée par la fonte des neiges. Tout paraît pur ici. Pourtant, l’histoire de cette bourgade de quelques milliers d’âmes demeure trouble. Le village de Guiragos gît, en ruines, au pied d’un éperon rocheux coiffé d’un château ourartéen (IXe au V_e siècle avant J.-C.). Seuls ont subsisté à la violence des séismes, et des combats peut-être, les mosquées, le hammam, l’église byzantine et le pont seldjoukide. Tout autour, les ondulations du terrain dessinent les traces de fondations des maisons d’antan. Le sol est pelé, arasé. Les gens du coin viennent y creuser à la recherche des supposés trésors laissés par les Arméniens lors de leur fuite. Le nouveau village s’est installé en aval il y a de cela plusieurs décennies pour une raison que personne ne sait expliquer à M., et les maisons de thé y fleurissent. Tout autour, les barrages militaires contrôlent les véhicules ; nous sommes au cœur du pays kurde, minorité sous étroite surveillance. M. ne cherche rien de tangible à Palu. Il veut regarder les montagnes et respirer l’air frais ; vivre juste une journée dans ces lieux, comme son grand-père un siècle auparavant. M. réalise ce voyage dans l’Arménie de ses ancêtres, dans l’espoir d’y retrouver des traces avant qu’il ne soit trop tard. Des pèlerins comme lui, ce pourrait être nous… ou bien l’un des descendants des 10 000 Arméniens qui vivaient à Palu ou des 15 000 qui résidaient à Amasya en 1915.

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