Sur les traces arméniennes

           


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


16. Trois manières d’être arménien à Calcutta


La relation entre Calcutta et les Arméniens remonte au XVIIe siècle, sans doute avant même l’arrivée des Anglais. Pourtant, quatre siècles plus tard, on se souvient évidemment bien plus du passage des Britanniques que de celui des Arméniens ! Aujourd’hui, leur présence se résumerait à quelques âmes – cinquante à cent tout au plus. En guise de témoignage, nous avons choisi de parler de la vie de trois générations d’entre eux dans la « Cité de la joie ».
Notre parcours débute au cœur du quartier touristique de Sudder Street. Une partie de la vie de la famille Sarkissian s’y est déroulée à l’hôtel Fairlawn. Originaire de Jolfa, elle fuit vers les Indes au moment du génocide de 1915. Elle traverse l’Iran puis l’Afghanistan, découvre le sous-continent par le col de Khyber et s’installe à Dacca, ou 10 000 Arméniens résident alors. Minas Sarkissian s’engage, comme beaucoup d’autres, dans le commerce du jute. Les affaires sont fructueuses et, en 1936, il acquiert l’hôtel de Sudder Street. La fringante et élégante Violet Smith, sa fille, a alors 15 ans. À présent, du haut de ses 86 ans, c’est elle qui veille sur la destinée de l’établissement, où le souvenir du passage de célébrités, tels Dominique Lapierre et Günter Grass, est soigneusement conservé sur les murs. La vie de Violet Smith tient plus de celle d’une Anglaise que de celle d’une Arménienne. À la partition, en 1947, elle quitte les Indes pour Londres, après s’être mariée à un militaire britannique rencontré à l’hôtel même. Elle refait sa vie au bord de la Tamise, occupée semble-t-il à fréquenter la bourgeoisie. De ses racines caucasiennes, elle ne conserve que la langue et probablement les saveurs des plats que sa mère cuisinait. Au décès de cette dernière, le legs de l’hôtel Fairlawn prélude à son retour sur les rives de l’Hooghly, où elle recrée l’atmosphère « so British » qui fait aujourd’hui partie de l’identité du lieu. Elle redécouvre le Bengale et se plaît à voir passer des personnalités chez elle. Au milieu de la masse de photographies et d’articles de journaux qui ornent les pièces communes, Violet Smith vit dans son univers, à l’écart de la communauté arménienne de la ville.
Nos pas nous conduisent ensuite sur la pelouse du collège arménien où, en fin d’après-midi, garçons et filles se détendent. À notre surprise, comme à l’époque de Charles Sarkies, le sport local est le rugby, qu’Arvin Nikoghassian, iranien, pratique depuis son arrivée en Inde. Comme ses camarades, il se réjouit d’étudier ici et goûte la vie d’un adolescent qui s’amuse librement et fréquente la gent féminine : les prescriptions des ayatollahs sont loin ! Il travaille dur et pense avec envie à son prochain retour dans sa famille, avec laquelle il pourra à nouveau manger des kebabs et des plats arméniens. En attendant, il faut s’adapter au curry indien, mais aussi à l’environnement de Calcutta. Pour Arvin et ses camarades, cette mégalopole est sale, bruyante, polluée, et l’unique sortie dans cet enfer se résume à la messe dominicale. S’il est venu faire ses études au Bengale, ce n’est pas pour le dépaysement mais bien pour le collège arménien. Son avenir, il le voit ailleurs, en Australie ou aux États-Unis. Au moment de partir, nous photographions Arvin avec son frère et sa sœur : nul doute que Rosie, sa vieille tante arménienne de Bombay, sera contente de voir comme ils ont tous grandi !
Enfin, à quelques rues de là, nous rencontrons Aznive Joachim dans un restaurant rapide. À première vue, cette jeune femme joviale de 42 ans est indienne : sa couleur de peau, la blancheur de son sourire, sont celles des Bengalies. Pourtant, son père, Sookias, est né en 1940 à la Nouvelle-Jolfa qu’il quitte à 17 ans avec sa mère et un frère pour Calcutta, probablement pour fuir quelque problème en Iran. Le reste de la famille suit plus tard. Sur place, il crée son activité de transport et rencontre sa femme, une hindoue de la ville. Aznive grandit, partagée entre ces deux cultures : celle du pays où elle vit, de cette cité qu’elle aime, et celle de la terre de ses ancêtres paternels. Toutefois, à la question de savoir si elle est arménienne, elle répond : « Oui, complètement ! », arménienne de religion, de cœur, de langue notamment. Aznive a fait ses études au collège arménien ; elle y a étudié cette langue, qu’elle parlait avec son père, et le bengali, la langue de sa mère. De l’Inde, elle a adopté la tenue vestimentaire et la cuisine – la nourriture arménienne est aujourd’hui trop fade pour son palais ! Symbole de cette mixité, elle s’est mariée à son tour avec un hindou, dont elle a une fille de 18 ans, élevée à l’écart de la communauté arménienne en proie aux dissensions. Voici peut-être la fin de l’arménité de cette famille avec l’aboutissement de son assimilation. Aznive mène une vie discrète entre ces deux mondes à Calcutta, où elle enseigne désormais l’anglais et les mathématiques aux nouveaux arrivants du collège arménien et travaille comme traductrice. Ses cousins sont tous partis en Australie mais, pour elle, l’avenir est ici seulement.
Après des siècles de relations étroites entre cette communauté et sa ville indienne d’adoption, qui restera-t-il pour constituer la nouvelle génération des Arméniens de Calcutta ?

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