Sur les traces arméniennes

        


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


15. Tchatcha de Calcutta


Comme la plupart de nos chroniques arméniennes, celle-ci débute par la visite d’une église. Cette fois-ci, elle se cache dans un quartier musulman de la capitale du Bengale occidental, Calcutta. Pensant y découvrir une chapelle, un cimetière et une maison de repos, nous allons y faire la connaissance d’un personnage haut en couleurs. Dès notre arrivée, on nous conduit au maître des lieux. Dans l’air moite de cette fin d’après-midi, l’homme est installé sur une chaise en cannage à l’étage d’un modeste bâtiment de logement. Avec sa tenue élégante – chemise, cravate pourpre et pantalon de toile grise – et son visage, aux sourcils blancs fournis, au long nez et au regard franc, il dégage prestance et respect. Si l’on faisait abstraction du décor tropical, on l’imaginerait aisément en Provence, assis sous un platane à suivre une partie de pétanque. Une canne est posée contre son siège. Une infirmière est à ses côtés. Elle lui parle fort à l’oreille. L’homme est visiblement affaibli.
La longue clef de l’église en main, il nous emmène de son pas hésitant, qui contraste tant avec sa taille imposante et sa posture droite, vers la porte de l’édifice puis vers le cimetière. Il se nomme Charles Sarkies, dit Tchatcha, et est âgé de 86 ans. D’une voix grave et assurée, il procède à la visite des lieux. Tout comme lui, la plupart des défunts sont originaires de la Nouvelle-Jolfa en Iran. Parmi eux, le plus illustre est sans nul doute Mesrovb Jacob Seth (1871-1939), historien des Arméniens de l’Inde. Ce jour-là, Monsieur Charles est pressé. Nous nous promettons de revenir pour parler de sa vie.
Quarante-huit heures plus tard, nous le retrouvons au chant du muezzin. Apparemment content de nous revoir, il va faire revivre pour nous de manière théâtrale ses souvenirs jusque dans leurs moindres détails. Inutile de lui poser des questions et de l’interrompre, c’est lui qui mène la danse : « I am telling the story ! » Il connaît son affaire et sa mémoire est colossale.
Charles Sarkies est né le 23 décembre 1921 à Ispahan. Sa famille était pauvre et son père charpentier. À l’âge de 14 ans, après avoir suivi sa scolarité à l’école arménienne de la Nouvelle-Jolfa, il quitte son pays, et ne reverra plus sa mère. Ses parents n’ont en effet pas les moyens de subvenir à son éducation en Iran et préfèrent saisir l’opportunité de lui offrir des études gratuites à Calcutta. C’est avec son oncle maternel, prêtre devant prendre ses fonctions à Singapour, que le jeune Charles se rend d’abord en voiture à Shiraz. Là, la pluie les bloque dix jours durant. Ils reprennent la route pour Abadan, et appareillent pour Karachi. Ils gagnent ensuite Bombay puis Calcutta, où l’une des six sœurs Sarkies vit déjà. Son oncle laisse Tchatcha à un prêtre arménien de la ville, son futur beau-frère. Le 12 janvier 1935, Charles Sarkies entre au collège arménien, alors fort réputé, en compagnie de 359 autres élèves. À son arrivée en Inde, les deux expressions anglaises qu’il connaît – « Good morning » et « Good night » – s’entremêlent dans sa tête. Quand donc faut-il employer l’une ou l’autre ? Aujourd’hui, en plus de l’arménien et du farsi, il parle un anglais parfait, le bengali et l’hindi. Quand des Indiens s’en étonnent, il rétorque : « Did you learn it in your mother’s stomach ? » En 1937, il intègre les scouts. Ce sont les jours heureux de l’adolescence. Dans une boîte, Tchatcha a gardé précieusement son uniforme, son foulard aux couleurs arméniennes et ses décorations, dont celle de « Bushman’s tongue », apparemment importante à ses yeux, puisqu’il ajoute à notre intention : « You have to write, Darling ! » Comme pour revivre ces bons moments, il enfile sous nos yeux les brassards avec un plaisir évident. Tchatcha est comme cela, un véritable acteur, plein d’entrain et d’humour. Lorsque, pendant notre entrevue, une amie passe le voir, il lui dit avec malice : « This couple is from Paris ; they are writing my life story ! »
Le 14 août 1942, Charles Sarkies termine sa scolarité au collège arménien. Pour l’équivalent de 1,25 dollar américain mensuel de l’époque, il travaille dans l’industrie indienne des mines de charbon, au lancement de laquelle les Arméniens ont grandement contribué. Ses premiers salaires, il va les économiser pour envoyer de l’argent à sa famille, en Iran. De fil en aiguille, il va gravir les échelons. Lorsque la mine où il travaille est rachetée par des Marwaris, il devient assistant général. Entre-temps, Charles se marie, avec une Arménienne d’Inde, et a deux enfants, en 1947 et en 1949. Sa vie professionnelle bat son plein. Sarkies est compétent et n’a pas froid aux yeux. Il a une âme de dirigeant et on fait appel à lui pour augmenter la production par-ci, régler tel problème par-là. Tchatcha évoque avec passion et fierté ces années-là. À cette époque, il fait venir pour la première fois son père, alors âgé de 93 ans, une sœur et sa fille. Tchatcha nous raconte comment son père se perdit à cette occasion au milieu des palmiers, tous semblables, et qu’alors qu’il demandait son chemin aux Indiens qu’il croisait, personne ne pouvait lui indiquer où habitait son petit Tchatcha, lui que l’on ne connaissait ici que sous le nom de Sarkies. « Tu m’as dit que tu travailles ici depuis vingt ans mais personne ne te connaît ! », lui dira-t-il lors de leurs retrouvailles. Le vieil homme décéda deux mois après son retour à Ispahan.
Au milieu des années 1960, les mines de charbon sont nationalisées et les étrangers quittent ce secteur. Lui poursuit encore pendant cinq ans puis, un beau jour, décide de retrouver ceux de sa communauté, son église, qui lui manquent, sa langue qu’il ne peut parler avec personne.
Depuis lors, Charles Sarkies vit ici, à l’église Loussavoritch, dans un modeste appartement. De retour à Calcutta, il a d’abord dirigé le collège arménien et s’occupe à présent de la maison de repos et de cette chapelle, à l’écart du tumulte de la rue. Comme ses parents l’avaient fait cinquante ans plus tôt, il a incité ses enfants à partir vers un avenir meilleur : Sydney, en Australie. Aujourd’hui, il regrette son choix et n’a plus de famille en Inde. Il fait partie des derniers Arméniens de Calcutta – qui sont là une cinquantaine ou une centaine, personne ne le sait vraiment – et il a vu cette ville et le pays évoluer. Soixante-dix ans après son arrivée, la saleté a envahi les rues, la délinquance rôde et la corruption empêche la société de fonctionner. Pourtant, sa vie est ici, ses souvenirs aussi.
Avant de le quitter, nous feuilletons son album photographique, en sirotant une boisson, comme si nous étions ses petits-enfants. Il nous sermonne : « You have to eat and drink, otherwise you can’t live ! » Tchatcha est émouvant de jeunesse malgré la maladie qui l’affecte depuis six mois. Au moment où nous partons, il embrasse Julien sur le front, dans l’attente de notre prochaine visite. Quelques instants après, nous sortons dans la rue, au milieu des Ambassador et sous le regard curieux des femmes en sari venues chercher de l’eau à la pompe sur le trottoir.

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