Sur les traces arméniennes

                 


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


4. L’hôtel Baron d’Alep


Sitôt descendu du train pour gagner le centre d’Alep, le voyageur est saisi par le vacarme des klaxons et la douceur du jardin public avoisinant. Il y a un peu moins d’un siècle, l’aristocratie occidentale éprise d’Orient gagnait ces lieux par le Taurus-Express. Dans le prolongement de l’Orient-Express, il reliait Istanbul à Bagdad via l’antique cité caravanière. À cette époque, l’hôtel Baron venait d’ouvrir ses portes pour accueillir dans le plus grand confort une clientèle prestigieuse : Lawrence d’Arabie, Theodore Roosevelt, Charles Lindbergh, ou encore Agatha Christie qui y écrivit Le Crime de l’Orient-Express. Il se trouvait alors dans la campagne aleppine, niché au milieu de jardins où il devait faire bon s’attabler pour disserter sur le monde ou bien observer la nature. Construit en 1909, cet hôtel, le premier d’Alep à déployer un tel luxe (chauffage central, eau chaude, cuisine et vins français) allait connaître un destin sans pareil. Depuis l’époque ottomane, il a reçu nombre d’hommes d’État dont les noms figurent à jamais dans son livre d’or : le président syrien Hafez el-Assad, le président turc Kemal Atatürk, ou encore le général de Gaulle. C’est depuis sa terrasse, en 1919, que le roi Fayçal Ier, conduisant la révolte arabe, prononça le discours de la déclaration d’indépendance de la Syrie. Depuis, les années ont passé. La ville est venue absorber ce quartier de campagne ; d’autres hôtels ont détrôné le Baron et le tourisme orientaliste n’a plus rien d’aristocratique. Pourtant, si l’hôtel Baron a pris des rides, il n’en a pas moins conservé un charme indémodable et une ambiance vieille France. Rien d’étonnant alors à ce que les circuits organisés fassent visiter cette institution, et que les routards y viennent prendre une bière à son bar. Toutefois, derrière cette histoire officielle, présentée jusque dans son dépliant, s’en cache une autre, celle de la famille Mazloumian. Bien sûr, le badaud attentif remarquera peut-être sur la façade du Baron cette double inscription en arménien et en français, Mazloumian Frères, mais l’histoire familiale ne s’étale pas.
C’est Armen, le petit-fils de l’un des fondateurs du Baron et son actuel directeur, qui nous la dévoile. Enfoncé dans l’un des profonds fauteuils du bar au décor d’époque, il l’égrène entre deux bouffées de pipe ou entre deux songes qui semblent le ramener à son enfance. Le personnage, à la voix grave et à l’apparence taciturne, laisse transparaître une certaine nostalgie des fastes d’antan qu’achèvent de distiller les mélodies de Cesaria Evora et les émaux publicitaires des années 1960.
« Tout commence avec mon arrière-grand-père, Krikor Mazloumian. Il vit alors dans la région de Malatya (au cœur de l’actuelle Turquie), lorsqu’il fait étape à Alep sur le chemin de Jérusalem. Nous sommes dans la seconde moitié du XIXe siècle et, à cette époque, les pèlerins s’installaient pour la nuit dans les caravansérails de la ville. Il faut imaginer des lieux où l’on dormait sur des tapis, dans une grande promiscuité et sans le moindre confort. Frappé par ces conditions spartiates, Krikor, qui travaillait déjà dans l’hôtellerie, décide de créer son établissement à Alep. Ce sera le premier de la ville, en 1875 ; il l’appellera Ararat. Mon grand-père, Armen (qui se mariera avec une Arménienne dont la famille est installée à Alep depuis trois siècles), et mon grand-oncle, Onig, reprendront le flambeau avec les hôtels Alep et Azizié, puis fonderont ensemble l’hôtel du Parc et enfin le fameux Baron. À la même époque, à Istanbul, les Jeunes Turcs ont accédé au pouvoir. Les premières représailles contre les Arméniens ne tardent pas, puis vient le temps des déportations et du génocide. Usant de son réseau de relations, tissé grâce à l’hôtel, la famille Mazloumian va parvenir à sauver quelques vies. »
Posant sa tasse de thé, Armen reprend : « Quelque temps auparavant, mon grand-père s’attire la sympathie du gouverneur de la province ottomane de Palestine, Jamal Pacha, alors qu’un banquet était organisé à l’hôtel en son honneur. À la fin du repas, celui-ci demande à rencontrer le patron afin de le féliciter pour sa réception. Le gouverneur veut un banquet aussi fastueux pour un général allemand dès le lendemain ! Armen décline poliment. Interloqué, Jamal Pacha devient menaçant. “Savez-vous à qui vous parlez ? lance-t-il à mon grand-père. — Je ne peux faire si bien pour personne d’autre que pour vous”, sera la seule réponse de ce dernier. »
Rallumant sa pipe, Armen conclut, laconique : « Une telle preuve de respect envers le gouverneur sauvera la vie à mon grand-père. Peu de temps après, les Jeunes Turcs font en effet parvenir un télégramme au service des déportations d’Alep : ordre est donné d’expédier la famille Mazloumian à Mossoul, dans l’Irak actuel. Jamal Pacha, qui en a été informé par le gouverneur d’Alep, demande à ce qu’elle soit emmenée à Jérusalem dans son train. Elle s’arrêtera en fait à Zahlé, aujourd’hui au Liban, après onze jours d’un voyage pénible. Huit mois plus tard, elle retrouvera, saine et sauve, son hôtel. »
Ce que ne raconte pas tout de suite le petit-fils, dans sa pudeur, c’est que le grand-père, en prétendant qu’ils étaient de sa famille, emmènera dans son exil plus de trois cents Arméniens. Deux générations plus tard, Armen nous a invités à voyager, en toute simplicité, dans le train de l’histoire du baron Mazloumian.
La nuit est tombée. Cesaria Evora s’est sans doute tue depuis longtemps. Nous feuilletons l’album photo de l’établissement. Les fastes d’antan prennent alors vie sous nos yeux. La famille Mazloumian se pare de visages immortalisés dans le noir et blanc du papier d’argent. L’Armen d’aujourd’hui ne souhaitera pas se faire photographier, préférant laisser le soin à notre mémoire de l’imaginer dans quelques années. Le baron, à la présence si chaleureuse et à l’hospitalité débordante, est ainsi, tout en discrétion. Dans une dernière volute de fumée, il disparaît. Nous sommes seuls au bar ; la soirée est avancée : il est temps de rouvrir les yeux pour aller dormir…

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