Apprentissage polaire

Depuis une dizaine d’années, Arnaud Tortel multiplie les expéditions extrêmes sur la banquise. En 2000, il tente la traversée intégrale de l’océan Glacial Arctique en passant par le pôle Nord géographique, depuis la Sibérie jusqu’au Canada. Après cent six jours d’effort, les souffrances endurées, la mort maintes fois frôlée contraignent Arnaud et son équipier Rodolphe à l’abandon. Mais loin d’être un échec, cette expédition aux multiples rebondissements est vécue comme un enseignement, révélant une force d’âme peu commune. Derrière les douloureuses blessures du froid se profilent les réponses aux questions essentielles de la vie, et le Pôle devient le point de mire physique de cette quête intérieure.


À l’évocation des mots « pôle Nord », plusieurs images viennent spontanément à l’esprit : le blanc à perte de vue, la représentation assez vague d’un axe planétaire, le froid incessant, l’inhospitalité d’un immense désert… En bref, un lieu mythique plus proche de l’imaginaire que d’une réalité tangible. Face à ce domaine mystérieux, nombreux furent ceux – scientifiques en tête – qui se laissèrent aller à leurs rêves chimériques de paradis perdu, caché derrière les glaces du Septentrion. La soif de découverte, la rencontre avec l’inconnu dopèrent les esprits et enflammèrent les cœurs. Quantité d’explorateurs se lancèrent dans l’aventure sans trop savoir ce qui les attendait sinon, au bout du chemin, la promesse d’une incroyable découverte. Pour tous, le jeu en valait la chandelle.
Aujourd’hui, ces découvreurs sont entrés dans l’histoire et émaillent de leurs aventures héroïques nos livres scolaires. Froid extrême, privations, amputations, folies et morts reviennent inlassablement, noircissant le tableau immaculé des espaces polaires. Pour le grand public, le Pôle est donc un lieu où la souffrance impose sa loi. Du coup, il s’interroge : pourquoi partir dans ces milieux hostiles ? Cela a-t-il un sens ? Pour beaucoup, ces questions trouvent leur réponse en peu de mots : ces explorateurs sont des « conquérants de l’inutile », poussés par la folie ou leur ego démesuré… J’ai tenté d’apporter une autre explication en examinant de plus près les chroniques de ces fameux découvreurs. Si on lit ces relations entre les lignes, si on dépasse le récit des souffrances et catastrophes, on comprend que ces voyageurs ont vécu, dans leur quête, la plus fantastique rencontre avec eux-mêmes. Dans l’enfer blanc des glaces, sous la pression extrême des éléments, l’individu ne peut plus jouer un rôle sous peine de perdre la vie. Dépouillant l’homme de son « costume de civilisé », l’Arctique oblige à seulement être : être grand, être entier… même pour une courte durée. Chaque homme de retour du Nord a dans les yeux l’illumination d’avoir ouvert des portes jusqu’alors inconnues au sein de son être : le fameux paradis tant cherché. En réintégrant sa culture, il lui reviendra de continuer à vivre ce flamboiement de l’âme, au jour le jour, ou de le cacher dans son cœur, petite flamme allumée, veilleuse ne demandant qu’à s’exprimer.
Mais cette réponse ne m’a pas suffi. Il me fallait encore comprendre quel moteur assez puissant pouvait inciter à aller au-delà de cette souffrance volontaire. N’était-ce pas tout simplement une souffrance encore plus grande ? C’est peut-être parce que les individus souffrent terriblement dans leur vie quotidienne qu’ils pressentent une délivrance dans cette quête intellectuellement insensée du Pôle. Leurs déchirements intérieurs dépassent de loin les morsures extérieures du froid et de la solitude. Cependant, tous les malheureux de la terre ne partent pas là-haut – sinon nous y serions presque tous. Il faut ajouter à cette souffrance le moteur de l’âme : l’envie. L’envie de s’en sortir, l’envie d’aller de l’avant, de grandir, l’envie simplement d’être heureux. Car finalement, quoi que nous fassions, c’est cette envie qui sous-tend le moindre de nos faits et gestes.
Ainsi, la souffrance en milieu polaire ne fait que révéler celle – plus grande encore – qui se terre au plus profond de chacun. Cependant, nul besoin de penser, d’intellectualiser cette épreuve car elle est inscrite dans la moindre de nos cellules. Pour l’en extirper, il nous suffit d’affronter physiquement le monde, de faire l’expérience de soi au lieu de rester assis sur une chaise à réfléchir ou sur un divan à ressasser ses misères. Seule l’action vraie libère ! Un groupe de scientifiques peut bien se réunir pour disserter sur le goût de la mangue, il vous suffira d’en goûter une, une fois, pour en savoir plus à son sujet que tous les articles des encyclopédies. La preuve ne provient jamais d’arguments intellectuels élaborés mais bien de l’expérience ; alors, en route !

Marcher pour penser


Rudolf Steiner a expliqué, au début du XXe siècle, les trois phases naturelles de l’apprentissage de l’humain ; marcher, parler, penser. La pensée naît du langage qui naît lui-même de la marche. Le jeune enfant apprend d’abord à marcher au travers d’une multitude d’étapes enchaînées les unes aux autres. En se verticalisant, l’enfant libère ses mains et peut alors commencer à parler. Grâce au langage, il va structurer sa pensée. Ces étapes primordiales de l’apprentissage à la marche sont fondamentales. Si l’enfant manque l’une de ces phases, cette absence va se répercuter analogiquement dans la phase du parler, puis dans celle du penser.
Par marcher, on entend le développement complet du système postural, respiratoire, locomoteur et des cinq sens. De la qualité de l’environnement affectif dépend la qualité des stimulations neurosensorielles qui amènent un jour l’enfant à s’installer en équilibre dans le monde. Or les contraintes de l’éducation moderne, qui incite l’enfant à se redresser trop tôt pour se mouvoir plus vite, produisent de graves lacunes. Ces erreurs se répercutent directement dans notre faculté de penser, de communiquer, de construire, bref, de vivre.
Aussi, comment changer notre manière inconsciente de voir la vie ? En la rendant consciente, assurément. Mais par quel moyen ? La première idée venant à l’esprit est l’utilisation des techniques psychologiques, voire psychanalytiques pour arriver à prendre conscience de nos problèmes. Elles ont leurs effets, mais aussi leurs limites, laissant des pans entiers de mal-être, qui ne peuvent pas se régler par la seule prise de conscience. Celle-ci est seulement le premier maillon, l’étincelle capable d’enclencher la véritable thérapie, qui ne peut être que corporelle. Il faut réapprendre à marcher pour guérir de nos pensées tordues. C’est pourquoi certains s’aventurent dans un univers de glace vide où l’esprit ne peut s’accrocher à rien et où la conscience est obligée de s’ouvrir à autre chose qu’elle-même. Marcher juste, pour pouvoir un jour parler juste et, pourquoi pas, penser juste !
Au début de ma première expédition, je me suis préparé face à cet univers inconnu en glanant les renseignements nécessaires pour pouvoir survivre dans ce désert glacé. Rares furent ceux qui me parlèrent de ce lieu sans ajouter à ces informations leurs peurs respectives du milieu. Ma vision initiale n’était donc guère alléchante, entre les gelures quasi inévitables, les ours féroces et la banquise sournoise. De leur côté, les « gens de terrain » m’avaient galvanisé. Il allait falloir se battre. Ce serait dur.
Les trois premiers jours, j’ai appliqué à la lettre ce message et je me suis battu avec vigueur, avec raison… Et j’ai cassé. Avec le recul, je me rends compte que j’étais uniquement parti avec les images mentales des autres, avec leurs peurs. Je vivais dans le passé, j’avançais en référence, j’utilisais au maximum mon intellect. C’est lui – et non pas moi – qui guidait mes jambes. Le troisième jour, mon corps s’est rebellé et j’ai vomi dans la nuit. Ma carcasse n’en pouvait plus de ce mental livré à lui-même. J’ai alors compris que je devais vivre ma propre expérience et que désormais plus rien ne comptait sinon ce que j’étais ici et maintenant. Hier, les autres, ma vie, tout cela était derrière moi. Le Pôle se profilait devant, demain, inaccessible. En revanche, la beauté étincelante des glaces qui brillait autour de moi était, elle, bien palpable : ici, maintenant. Je me suis alors tout simplement abandonné à l’instant et le quotidien s’est mis à ronronner. Non pas comme un tourne-disque infatigable, habituel et monotone, mais plutôt comme un chant silencieux éternellement nouveau. Ce jour-là, ma vie a basculé. J’ai touché au bonheur, à la bonne heure.
C’est dans l’instant présent que nous découvrons notre véritable moi : il se cache derrière nos émotions changeantes et notre mental bavard, toujours occupé à ressasser le passé ou à envisager le futur en oubliant de vivre l’instant qui pourtant seul existe. Pour garder cet état de présence permanent, l’ambiance polaire s’est révélée le maître idéal, avec ses deux acolytes que sont le froid et la banquise.
Le froid extrême et permanent de début mars (– 40 °C) est tellement tranchant, pesant, qu’il ne nous laisse jamais la possibilité de fuir. Sitôt que l’esprit s’envole, que nous quittons l’instant pour quelque rêve fugace, il se déchaîne sur nos chairs oubliées. À chaque moment, il vérifie notre état de conscience – de présence –, à l’instar du maître zen qui s’approche à pas feutrés pour frapper son élève. Si celui-ci n’est pas enraciné dans le présent, s’il rêvasse, le coup de trique le touchera à coup sûr. S’il est éveillé, il évitera la morsure du bâton en se déplaçant au dernier moment. Le froid est ce merveilleux maître, permanent, quotidien. Il est dur, hostile, invivable, mortel pour celui qui reste cloîtré dans sa tête, enfermé dans l’illusion de son mental. Ce dernier essaiera de résister au froid, de se battre, alors que la consigne fondamentale est de ne pas lutter. À quoi sert d’affronter un adversaire tel que le froid ? Pourquoi parlons-nous d’ailleurs de combat ? Derrière ces mots se cachent la haine et le mal. En effet, dire « nous nous battons contre », cela sous-entend que le froid est mauvais, dur, sans cœur ! Alors que le froid est tout simplement froid ! Il n’est ni bon ni mauvais. La nature ne s’amuse pas à blesser l’homme, à vouloir l’écraser. Il n’y a que nos esprits tordus pour penser cela. Cette situation montre surtout que nous cherchons toujours à modifier la situation naturelle, au lieu de nous adapter à elle.
En changeant de comportement vis-à-vis du froid, j’ai commencé à marcher vers lui. D’abord, j’ai appris à le tolérer, comprenant qu’il ne m’en voulait pas. Puis, petit à petit, je me suis mis à l’accepter, et même à le respecter. Sans lui, la banquise n’existerait pas, et je n’aurais jamais pu connaître ce bel océan à peau blanche. Face à ces considérations ressenties au plus profond de moi, mes douleurs ont commencé à diminuer, à ne plus avoir de prise. Peu à peu, après avoir passé des centaines de jours dehors, sous ces latitudes, j’ai compris l’amour que je lui portais.
Aujourd’hui, je peux vraiment dire que j’aime le froid. Quoi de plus naturel ? Paradoxalement, beaucoup de personnes pensent qu’à l’inverse je déteste le chaud, que je dois souffrir sous la canicule. Pourquoi ? Je ne me bats pas davantage contre la chaleur ; je l’accueille et reconnais ses bienfaits. Je n’utilise pas de climatiseur, ne remplis pas mon verre de glaçons. J’accepte. L’hiver reviendra, la roue tourne, toujours. C’est à nous d’apprécier la nature dans la diversité qu’elle nous offre.

De nouveaux repères


La banquise fut la troisième révélation de mes expéditions. Éphémère et mouvante, elle ne nous fournit aucun repère pour avancer. Nous sommes donc littéralement « désorientés ». Trop proches du pôle Nord magnétique, nous ne pouvons nous fier à la boussole. Il faut alors utiliser le soleil, qui donne le cap avec justesse, selon une méthode de navigation scientifique. À midi, il est plein sud, à minuit plein nord, à 6 heures à l’est, à 18 heures à l’ouest. Ainsi, en visant le soleil avec la petite aiguille, la montre se transforme en compas, indiquant les quatre directions de l’espace. Cette méthode est parfaite tant que l’astre luit. Mais dans le « jour blanc » ? Il faut déterminer au préalable le nord, mettre son visage face au Pôle et sentir dans quelle direction vient le vent. Puis se mettre en route en gardant constant l’angle avec le vent. Si ce dernier tourne, on tourne. Face à ces conceptions rigoureuses et scientifiques, il faut assembler les données et lire l’ensemble des informations. Le mental atteint son apogée et la concentration est maximale…
Cependant, sur la banquise, un chemin beaucoup plus subtil s’ouvre à nous, que seule l’intuition saura voir et analyser : il indique la voie de la beauté. Dans les cassures, chaque bloc de glace nous parle, selon sa forme, sa couleur, sa texture. Il existe une multitude de chemins, mais certains sont plus purs que d’autres. Nous devons sentir l’espace dans lequel nous sommes invités à passer. Bien sûr, nous marchons plein nord mais, en permanence, une barrière ou un bloc nous interdisent la route la plus directe. Il faut alors trancher : passons-nous à droite ou à gauche ? C’est simple : nous irons là où c’est le plus beau. Pourtant, bien souvent, la raison nous indique le côté opposé. Par expérience, à chaque fois que j’ai suivi l’intellect, un problème inattendu a surgi ; alors qu’à l’inverse, en m’abandonnant à l’intuition, les solutions se sont présentées d’elles-mêmes. Sur plus de 1 800 kilomètres, quel que soit le chemin, il y aura toujours autant de cassures à franchir, de blocs à grimper et de zones d’eau à traverser. La nuance n’est donc pas dans la quantité d’obstacles, mais dans la qualité de notre vie quotidienne. Les jours où j’ai forcé mon intellect, j’étais invariablement épuisé le soir, éreinté, sans entrain… comme mort. Alors que, pour le même kilométrage et la même durée de marche, suivre la beauté me laissait physiquement fatigué, mais moralement frais, les idées claires, plein d’enthousiasme pour les menus travaux du soir, la soupe, la lecture ou le jeu de dés.
Loin de s’arrêter à la fin de l’expédition, cette expérience s’est ancrée en moi. Cette manière d’apprécier le froid ou de lire mon chemin m’a aidé à appréhender ma vie, les autres, la société et le monde de manière radicalement différente. En effet, avoir la beauté pour guide nous invite à comprendre que tout a une signification si l’on y prête attention. On apprend alors à regarder sous la surface, en profondeur, et un autre monde apparaît ; où le bien et le mal n’existent pas. Quant au froid, il nous enseigne que même si une chose semble difficile, douloureuse ou pénible, elle est en substance un cadeau à la mesure de notre force intérieure. La peur de mourir, la peur de manquer, la peur de perdre, la peur d’être seul s’évanouissent car tout prend un sens. Derrière la dysharmonie, la laideur et le déséquilibre, il y a toujours une petite perle, un cadeau qui nous attend. Alors, au lieu de m’inquiéter pour demain, si je commençais à vivre aujourd’hui ?
Mon unique but est que mon expérience polaire donne à chacun l’envie d’aller explorer sa propre conscience, de retourner marcher, quel que soit le lieu, du moment que l’on avance vers soi-même. L’Arctique m’a montré un chemin que je continue à explorer chaque jour. Le Pôle est l’axe du monde et, dans sa conquête, je sais que je recherchais inconsciemment le mien.

En savoir davantage sur : Arnaud Tortel
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