Nomade arctique

Un matin de mars 2000, Kim Hafez a fait monter son chien à l’avant de son kayak biplace et s’est mis à pagayer pour rejoindre le nord de l’Europe. Son but : vivre une existence de nomade, une vie de voyageur authentique. Du Grand Nord, il voulait faire son monastère, des privations son ascèse et du recueillement sa prière. Renouer avec la nature, être joyeux d’établir un bivouac au soir et de le quitter au matin, connaître la pureté d’intention et une communion, teintée de confrontation, avec les éléments : telle est l’ambition intérieure de ce voyageur perpétuel.


Sur le rafiot de pêche norvégien, l’excitation était à son comble : nous venions enfin d’apercevoir une ouverture parmi les milliers d’icebergs qui, lentement, dérivaient le long de la côte est du Groenland. Cette année, leur transhumance avait été retardée par des vents de secteur sud, plutôt inhabituels dans cette région. « Tu sais, ici, il n’y a rien d’habituel », avait fini par ajouter le vieux capitaine en esquissant un sourire, tout en virant prudemment de bord. Comme moi, l’équipage s’était empressé sur le pont. Le soleil, que l’on aurait pu imaginer brûlant derrière les hublots de la passerelle, ne suffisait pas à adoucir la morsure du froid. Quelques glaçons se cassaient et se retournaient à notre passage, autant de coups de tonnerre qui brisaient le silence religieux de cette région déserte. Devant nous, une rangée de dents se découpait sur l’horizon, coiffant une chaîne de monts enneigés et de glaciers qui s’étirait à perte de vue. Çà et là on devinait, sur le littoral, les taches sombres des rocs ou des lichens qui les recouvraient. Il restait encore cinq milles de glaces à traverser pour toucher cette côte qui paraissait sauvage, inhospitalière, presque effrayante. Je jetai un coup d’œil en direction du capitaine qui me répondit par un léger signe de tête : je compris que les conditions lui semblaient favorables pour la mise à l’eau de mon kayak. Sans plus tarder, je décidai donc de m’équiper. J’enfilai nerveusement des sous-vêtements en laine polaire, pantalon et veste de pagayage, bottes en caoutchouc et bonnet chaud, préparai les lunettes de glacier, les poogies et le gilet après en avoir bourré les poches de barres énergétiques. Le plein d’eau douce était fait, le Tupperware qui se placerait entre mes jambes était rempli de biscottes, de chocolat, de lait concentré sucré, de boîtes de sardines et de vitamine C, et j’avais cinquante jours de vivres dans les caissons étanches de mon biplace en plus du matériel. Lorsque j’y pense, aujourd’hui encore, je crois que je n’ai jamais été mieux préparé. En traversant le Canada en canoë et en effectuant la circumnavigation de la Scandinavie en kayak, j’avais accumulé plus de 16 000 kilomètres d’expérience dans les bras, juste assez pour faire les bons choix. Un dernier coup d’œil dans le mess pour m’assurer que je n’avais rien oublié, un salut rapide au cuistot affairé dans la cambuse et je rejoignais sur le pont Unghalak, mon chien-loup, qui avait déjà sauté dans son cockpit. Je n’avais partagé la vie du bord que pendant une semaine, mais cela avait suffi pour que tous soient émus lorsque le kayak fut mis à l’eau. Je le sentais dans les poignées de mains ; je le lisais dans les yeux. En mer, comme dans l’Arctique, les liens se font plus forts.
Quelle immense solitude lorsque le chalutier disparut derrière les icebergs pour regagner le large ! La sirène de bord avait été actionnée une dernière fois en guise d’adieu. La soirée était belle, le vent faible et les eaux, protégées de la houle du large par un convoi de glace large de plusieurs milles, étales. Ce que je pris tout d’abord pour la brûlure du froid était l’agression de dizaines de moustiques, sur mes joues et mon front. Cependant, c’était autre chose qui me préoccupait : dans deux heures, il ferait noir. Le souvenir d’une nuit passée dans le kayak en mer de Norvège était encore frais et, si là-bas je m’en étais sorti, il n’était pas question de répéter l’expérience. La température ne tarderait guère à descendre en dessous de 0 °C, celle de l’eau avoisinait déjà son point de congélation et les plus gros icebergs à la dérive s’effondraient subitement à longueur de temps, sans compter d’éventuels ours polaires. Le plus proche village était à un mois de pagaie, du moins l’espérais-je, et je n’avais aucun moyen de communication. Chaque décision devait donc être pesée, chaque geste réfléchi, chaque repas rationné.

Une question récurrente


Pourquoi ? me demanderez-vous. Pourquoi partir risquer sa vie à l’autre bout du monde ? Je pourrais répondre que c’est pour puiser sa liberté à deux mains dans un torrent, confesser sa joie à l’océan ou s’endormir devant un feu de camp. Je mentirais. Je pourrais ajouter que c’est pour percer le mystère des aurores boréales, observer en secret les phoques ou comprendre les caprices de la mer. Je mentirais encore. Ceux qui croient chercher les voies du bonheur se trompent. La connaissance de soi ou du monde ? Ne me faites pas rire ! En vérité, c’est un sens à leur vie qu’ils désirent trouver, et c’est le chemin sur lequel on s’engage, dans sa longue ascension vers les étoiles, qui nous l’offre. Le Nord, j’y étais venu petit à petit, comme aimanté par un champ invisible, et j’y avais découvert une autre façon de vivre. Mes voyages me conduisaient toujours plus loin, dans des conditions toujours plus extrêmes, tel l’alpiniste qui, sitôt arrivé au sommet, contemple le suivant en rêvant. Je gravissais des parallèles, j’avalais des milles et, dans cette marche infinie qui remplissait ma coupe de vie, j’étais comblé. Je décidai alors naturellement de vivre une vie de voyageur, poursuivant une quête d’idéal ou d’honneur. La gloire, la reconnaissance ? Non sponsorisé, guère médiatisé, je n’y avais pas droit et me consolais en pensant qu’il valait mieux chercher la gloire aux yeux de Dieu qu’aux yeux des hommes. Ici je fendais du bois, là je m’occupais de chiens de traîneaux, autant de menus travaux hivernaux qui me permettaient de subvenir à des besoins que je m’efforçais de limiter au strict nécessaire. À Tuktoyaktuk, dans les territoires du Nord-Ouest, au Canada, j’avais adopté un chien. Unghalak, ce qui signifie « Vent d’ouest » en inuktitut, tenait aussi du loup. D’ailleurs, aucun Inuk n’avait aperçu l’animal qui s’était accouplé avec sa mère, la seule à avoir du sang de berger allemand parmi les chiens de traîneau du village. On avait voulu me le vendre pour quelques pièces. Comme j’étais sans le sou, je proposai de l’échanger contre mes dernières cartouches de fusil, et l’affaire fut aussitôt conclue. J’assurais notre subsistance par du poisson fraîchement pêché ou grâce à celui que les Inuit conservaient dans de vieux fûts et qui était réservé à leurs chiens. Unghalak devint rapidement une bête robuste et se révéla un compagnon d’aventure idéal.
L’Arctique, c’est vivre pleinement ; certains diraient survivre. Parvenu sur la côte ouest du Groenland, je m’étais résigné à pagayer sous le grésil et la pluie, d’autant plus glacials que le vent était fort. Qaqortoq, principal port du sud-ouest, était ma seule porte de sortie et je pensais, avec un peu de chance, y trouver le bateau qui m’emmènerait au Canada. Encore fallait-il y arriver avant les premières tempêtes hivernales. De fait, attendre de bonnes conditions pour naviguer n’était pas une option. Pagayer peu mais pagayer tous les jours, telle était la règle que je m’efforçais de suivre. Ce matin-là ne s’annonçait pas trop mal : mer calme, brise dans le dos, pluie intermittente. Une heure plus tard, le vent avait tourné puis forci, et la houle de l’océan commençait à déferler, situation somme toute banale. Me penchant dans le creux de chaque lame pour garder l’équilibre, je continuais à pagayer ardemment lorsque, à quelques centaines de mètres d’une île, je me retrouvai brusquement la tête sous l’eau…
Unghalak s’était dégagé de sa jupe et nageait en direction de la terre. Dans les vagues, je le perdis immédiatement de vue. Retourner le kayak et regagner mon cockpit fut facile. Cependant, rempli d’eau, mon bateau n’était plus manœuvrable et, pour une raison que je ne comprendrai que bien après, il m’était impossible de virer pour pagayer en direction de l’île – Dieu sait pourtant si j’essayais ! Je retournai deux fois à l’eau pour tenter de gagner la terre à la nage ou faire pivoter l’embarcation à la main, sans succès. Assis dans le kayak, de l’eau glaciale jusqu’à la taille, j’avalai une tasse de thé bouillant après y avoir rapidement trempé mes doigts dans l’espoir de retarder les gelures ; je tremblais tellement que je renversai la moitié du précieux liquide. Je tentai de réfléchir tout en essayant de remettre la jupe ou de pomper l’eau hors des cockpits, gestes absolument vains puisque des paquets de mer allaient et venaient continuellement dans mon radeau à la dérive ; mais rester inactif signifiait se résigner à mourir. À tout hasard, je déclenchai mon feu à main. La flamme, rabattue par le vent, me lécha le poignet, brûlure indolore qui m’offrit pendant quelques secondes l’espoir d’un secours extérieur. Bien sûr, il ne vint pas. Je continuai alors à pomper, pagayer, écoper ou agiter ma pagaie le plus haut possible, tout en étant pleinement conscient que ce serait bientôt la fin car soit mon cœur me lâcherait, soit le froid me paralyserait. Je peinais déjà à coordonner mes mouvements. J’allais donc mourir. Bien sûr, j’avais prié Dieu, j’avais même crié plusieurs fois pour l’invoquer, afin qu’il vienne à mon aide. Ce devait être mon heure, pensais-je. Je n’espérais plus qu’une chose : en finir au plus vite, car cela faisait bien trente minutes que je baignais dans une eau à – 1 °C. Un miracle d’avoir seulement tenu aussi longtemps ! Résigné, raidi, le cœur battant à tout rompre et la respiration de plus en plus difficile, je posai la pagaie pour regarder une dernière fois autour de moi.

En sursis


Unghalak me fixait du rivage. Il s’en était sorti et comprenait ma situation. Soudainement, je pris à mon tour conscience que l’île s’était rapprochée : le vent et le courant m’y poussaient depuis le début. Comme le kayak pointait toujours en direction du large, je me mis à dénager de toutes mes forces. Au bout d’une dizaine de minutes, j’embouquai finalement une large fissure entre les rochers, abri relatif dans la violence du ressac. Sortir avant de me fracasser le crâne : je n’arrivais pas à croire que j’étais à terre. À peine debout, je m’effondrai de tout mon long : je ne sentais plus mes jambes. Tremblant de froid, presque convulsif, je rampai pour attacher le kayak et récupérer le gros sac étanche rempli d’affaires d’hiver ainsi que la Thermos de thé, avant de m’asseoir hors de portée des vagues qui continuaient à déferler sur mon embarcation. Avec la moitié du corps qui ne répondait plus et les doigts gourds, je mis du temps à me dévêtir et à enfiler des vêtements secs. Encore un peu de thé bouillant versé sur les mains et les pieds avant de courir en rond, tombant sans cesse, jusqu’à ce que je parvienne enfin à marcher. Masser les orteils, avaler une dernière tasse de thé, courir… En une heure, sous une pluie battante, je transpirai enfin. Le sang retrouvait son chemin jusqu’aux plus petits vaisseaux, avant de m’offrir une délicieuse sensation de brûlure intense et la certitude d’avoir évité toute gelure. Le reste n’était plus qu’une question de temps : attendre que la marée redescende, vider le kayak, le hisser à terre, installer le bivouac, réparer les quatre voies d’eau qu’un accostage en catastrophe avait occasionnées et sécher toutes les affaires (ce qui prendrait six jours à cause de mauvaises conditions climatiques) puis me blottir dans le duvet en pensant que la Providence m’avait, une deuxième fois en trois ans, offert un sursis.
La question n’est pas de savoir si le jeu en vaut la chandelle, mais de trouver le courage de vivre comme on l’entend. Or c’est sur les côtes désertes du Groenland, au cœur de la forêt boréale du Grand Nord canadien, parmi les éleveurs de rennes de la Laponie finlandaise ou perdu dans l’immensité des fjords du cap Nord que je me sens chez moi. Il y règne une telle sérénité, une si grande paix qui vous envahit corps et âme, qu’il m’est à présent extrêmement difficile de retourner à une vie citadine. Et pourquoi le ferais-je ? J’ai choisi de ne pas être sponsorisé, parce que cette démarche irait à l’encontre de l’esprit même de mon nomadisme. Bien sûr, je pourrais alourdir mon bagage d’une VHF, voire d’un téléphone satellite ou d’un ordinateur portable pour donner de mes nouvelles en direct comme certains le font aujourd’hui. Je pourrais me faire ravitailler par hélicoptère ou organiser des caches de nourriture. Je pourrais avoir une balise Argos, une combinaison de survie à la fois étanche et respirante et maints autres équipements dont je n’ai certainement jamais entendu parler. J’envie parfois ceux qui peuvent s’offrir tout cela car, moi, je dois me contenter de traverser les océans sur des rafiots de pêche, d’endurer la pluie, de faire appel à un éleveur de rennes pour réparer mon chariot (j’ai traversé la Laponie à pied en tractant mon kayak) ou à Dieu lorsque je chavire. J’ai dû faire face seul à une crise d’appendicite dans les Territoires du Nord-Ouest, connaître la faim en mer de Beaufort ou patienter dix jours, par -10 °C, avec seulement un K-way, dans le nord de la Finlande. Dépendre d’un matériel électronique ou de vêtements hautement techniques pour assurer sa survie est, je pense, prendre au moins autant de risques que de ne compter que sur soi-même tout en s’en remettant à la Providence divine. Ce n’est donc pas une question de risque – ce dont je n’ai jamais réussi à convaincre ma mère –, tout au plus une question de confort, mais surtout une question d’état d’esprit. En effet, de quoi aurait l’air mon pèlerinage si j’étais suréquipé, bardé d’affiches publicitaires et tenu de rendre compte de chacun de mes mouvements ? J’ai donc préféré voyager humblement pour puiser dans la simplicité de mon nomadisme et le hasard des rencontres toute la richesse de la vie. Le vrai voyageur n’a pas de destination. Il se contente de suivre la route qui se dessine sous ses pas.
À présent, Unghalak et moi avons trouvé refuge dans un village du Québec. Ne jamais savoir à l’avance comment je passerai l’hiver est excitant, mais parfois difficile. Cette fois, on m’a offert un toit en échange d’un coup de main dans un garage de campagne : je serai apprenti mécanicien pendant les semaines à venir. Les choses se sont passées naturellement : tractant le kayak avec Unghalak, je traversais le village à pied, en quête d’un abri pour la nuit (on prévoyait -15 °C), lorsque j’ai rencontré Albert. Ce n’est pas toujours aussi simple, surtout plus au sud. En Norvège, j’ai dû patienter un mois sous la tente en banlieue d’une ville avant de trouver un emploi dans une usine de poissons. Imaginez-vous sans adresse, sans téléphone, la barbe hirsute, les cheveux sales, à la recherche d’un travail dans un pays dont vous ne connaissez même pas la langue ! Ainsi, peut-être serai-je un éternel nomade, peut-être me bâtirai-je un chalet en rondins dans le nord du Canada ou vivrai-je à bord d’un voilier. Qu’importe, pourvu que je poursuive cette longue et passionnante ascension qui conduit aux étoiles.

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