Sur les traces arméniennes

           


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


1. Le Noël arménien à Anjar, au Liban


Alors que nous entrons au Liban depuis la Syrie en ce début janvier, nous découvrons la plaine de la Bekaa, réputée être l’un des berceaux de l’agriculture au néolithique et la principale région agricole du pays aujourd’hui. Pourtant, la grisaille et le froid du moment n’augurent guère de terres généreuses. En ces premiers instants au Liban, notre impression est avant tout celle d’une région en reconstruction : les chantiers routiers succèdent aux chantiers routiers. On voit bien, de-ci de-là, des tracteurs, des champs labourés, des vignes et des vergers, mais encore une fois, la saison n’est pas de la partie.
Si nous nous aventurons dans la plaine de la Bekaa, ce n’est pas seulement pour visiter les vestiges romains des temples de Baalbek ou les ruines omeyyades du VIIIe siècle d’Anjjar. Non, c’est surtout pour assister, en ce 6 janvier, date à laquelle l’Église apostolique arménienne célèbre Noël, tout comme le faisaient les autres chrétiens jusqu’au IVe siècle, au Noël arménien dans le village d’Anjar.
Le Liban est en 2007 le pays du monde arabe qui abrite la plus importante communauté arménienne, avec quelque 12 0000 personnes. Cette présence remonte à l’époque de Tigrane le Grand, empereur d’Arménie de 95 à 55 avant J.-C., qui conquit brièvement une partie de l’actuel Liban. À partir de 301 après J.-C., date de la proclamation du christianisme comme religion d’État, des pèlerins arméniens en route pour Jérusalem s’y installent. Toutefois, c’est à la suite du génocide de 1915 que l’afflux y est le plus massif ; cependant la guerre civile qui commence en 1975 en fait émigrer nombre d’entre eux. De nos jours, les implantations arméniennes les plus importantes au pays du Cèdre sont celles de Bourj Hammoud, un quartier est de Beyrouth, ainsi que d’Anjar justement, avec 6 416 habitants selon la carte IGN de 1994. Mais la relation que cette bourgade entretient avec les Arméniens est récente. En effet, en 1939, c’est là que les militaires français installèrent des familles entières d’Arméniens originaires des montagnes du Moussa Dagh, dans le sandjak d’Alexandrette – l’actuelle Iskenderun turque. À cette époque, après la chute de l’Empire ottoman, la région est sous mandat de la France qui, en 1939, la rétrocède à la Turquie. Voulant fuir le joug turc, à la suite du génocide de 1915, les Arméniens qui y vivent sont évacués à Anjar. Une bourgade y est créée de toutes pièces et des parcelles de terre attribuées. Six quartiers sont délimités, et chacun prend le nom d’un village du Moussa Dagh. De camp de réfugiés, Anjar a évolué, près de soixante-dix ans après, en une localité aux apparences cossues.
En quittant la route qui mène de Damas à Beyrouth, nous arrivons à ce village. Aussitôt, un panneau nous fait comprendre que nous entrons dans un espace cosmopolite. Les symboles s’y pressent : le cèdre du Liban, les ruines omeyyades, le drapeau français et un « Bienvenue à Anjar » en langues arabe, anglaise et arménienne. À elle seule, cette pancarte est un condensé de l’histoire du bourg. La lecture des documents que nous avions faite avant notre départ nous avait laissé imaginer un village perché sur une colline au milieu de terres ingrates, rocailleuses et glaciales. En fait, celui-ci s’étend sur le piémont de l’Anti-Liban, sur des terrains ocre et argileux. Les arbres des vergers portent encore des kakis, offrant une pointe de gaîté, mais les treilles sont à présent flétries.
Le long de l’avenue principale se trouve le grand restaurant touristique. Parmi les drapeaux qu’il arbore figure en première place celui, à trois bandes, de la jeune république arménienne : rouge, bleu et orange. Tout au bout de cet axe, dominant le village, trône l’église apostolique Saint-Paul. Au restaurant, nous nous enquérons des festivités de Noël. « Mais qui sont donc ces drôles de touristes ? » semble être la première réaction de nos interlocuteurs. Autour de nous, les serveurs s’activent, portant des plateaux de fruits généreux et colorés. La patronne veut nous aider ; elle téléphone à un ami. La discussion se fait en arménien et non en arabe. Elle ne sait pas vraiment ce qui va se dérouler le 6, mais son ami lui dit qu’il y aura à minuit une procession dans les rues du village et, le lendemain matin, une messe. Dans l’immédiat se tient un office ; nous pourrons en savoir plus à l’église. Quittant son poste, elle nous y emmène en voiture. En chemin, nous voyons défiler les noms des rues : Ararat, Mashtots (inventeur de l’alphabet arménien au IVe siècle)… Bien sûr, eux aussi sont écrits en arabe, en anglais et en arménien. Pour une veille de Noël, le village est bien calme et peu décoré. Seule une crèche vient rappeler l’événement. Avant que notre accompagnatrice nous dépose, sa curiosité l’emporte : « Pourquoi êtes-vous tant intéressés par les Arméniens ? » Julien lui explique que ses grands-parents étaient arméniens, de Turquie. Elle comprend mieux alors notre souhait d’assister à leur Noël, bien qu’elle-même n’y accorde visiblement guère d’importance. Nous échangeons quelques mots balbutiants. Elle interroge Julien sur l’origine de ses grands-parents et sur leurs noms. Elle nous montre le martyrion des combattants du Moussa Dagh, Arméniens qui se sont bravement opposés à l’armée turque en 1915 ; ses aïeux en étaient. La discussion se poursuit à propos d’Anjar. Elle nous confie qu’ici tous les enfants continuent à parler l’arménien : c’est la langue d’enseignement à l’école du village et, de fait, la pratique de l’arabe leur pose des difficultés. Ils lui préfèrent l’anglais, la langue des études à l’étranger et des affaires. Lorsque nous nous quittons, la nuit est déjà tombée. Les chants liturgiques enveloppent les maisons. L’église et son khatchkar, sa stèle, se détachent dans l’obscurité. Nous reviendrons le lendemain pour assister à la messe de Noël. Avant de partir, nous nous rendons dans les épiceries du quartier, qui proposent des spécialités de la patrie : soudjouk, pasterma, ou bien encore cognac et vin. Sur les comptoirs, des journaux arméniens sont posés.
Le matin du 6, le village paraît encore plus calme que la veille. Ce n’est qu’après la fouille de notre sac par l’un des nombreux militaires postés sur le parvis que nous pouvons pénétrer à l’intérieur de l’église ; ces vérifications, surprenantes dans un lieu de culte, traduisent le climat de tension qui règne actuellement dans le pays. Les stigmates des derniers bombardements israéliens sont visibles non loin, sur la route de Beyrouth. L’édifice est quasiment désert ; nous en apprécions d’autant plus la sobriété. Les vitraux reprennent les couleurs du drapeau arménien. Quelques fidèles sont installés près d’un poêle. L’office a déjà commencé et nous nous interrogeons sur cette faible affluence. L’assistance est composée essentiellement de femmes. Elles devaient être enfants en 1939, mais aujourd’hui le poids des années et peut-être d’une vie difficile marque leurs corps : elles ont le dos courbé, le pas fébrile, des visages impassibles. Cette première génération de déracinés a sans doute connu le génocide, puis l’espoir d’une vie en Cilicie et, finalement, l’exode vers ces montagnes. L’entrée de ces femmes dans l’église est émouvante ; la tête couverte, elles se dirigent vers l’une des deux chapelles, ou elles allument des cierges. Environ une heure après, l’assemblée grandit ; à présent, ce sont les familles qui affluent. Très vite, toutes les générations du village sont là. Sitôt les cierges allumés avec les parents, les enfants chahutent sur les bancs. Les mots qu’ils échangent le sont en arménien. Ce n’est qu’après une heure et demie d’un office ayant finalement fait communier petits et grands que la foule s’étiole, non sans avoir partagé un verre de liqueur et des douceurs dans la salle communale attenante. Les festivités de Noël se poursuivent dans les maisons.
Voici venu pour nous le moment de quitter Anjar. Cette enclave arménienne ferait presque oublier que nous sommes au Liban, d’autant qu’une légende locale dit que l’arche de Noé se serait échouée sur les bords d’un lac tout proche, aujourd’hui asséché. Ailleurs, on dit pourtant que ses restes se trouvent au sommet du mont Ararat, symbole de l’Arménie aujourd’hui situé en territoire turc.

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