Sur les traces arméniennes

        


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


4. Points d’histoire entre l’Arménie et le Tadjikistan


Le Tadjikistan est une terre de superlatifs : froids extrêmes et aridité sur le plateau du Pamir, pics gratte-ciel qui tutoient les astres à la nuit tombée, hospitalité toute perse. La vie paraît bien souvent relever du défi dans cet univers minéral et pur. Pourtant, depuis l’époque des routes de la soie, en passant par les tractations du Grand Jeu, ces entrelacs de roche et de glace ont perpétuellement attiré les hommes.
Comme une tranchée au cœur des hauts sommets, le corridor du Wakhan, niché entre le Pamir et l’Hindu Kush, partagé entre le Tadjikistan et l’Afghanistan, illustre parfaitement ces tiraillements. Une ribambelle de forts s’y dressent encore. On scrutait les eaux de la rivière Panj, tantôt placides, tantôt fougueuses, depuis leurs murailles de terre, qui évoquent tellement celles des citadelles ourartéennes de l’Est turc. Les probables ancêtres des Arméniens sont cependant bien loin, à moins que… Jan Potocki, l’un des pères de l’ethnographie moderne, ne rapportait-il pas, à la fin du XVIIIe siècle, que « les Arméniens […] soutiennent que les Afghans sont un peuple arménien » ? Panarménisme ou pas, il n’en reste pas moins que l’histoire récente du pays entretient des liens réels avec celle de ces Caucasiens.
Elle nous renvoie tout d’abord à une époque ou un autre Pan soufflait : le panturquisme. Enver Pacha, membre du gouvernement Jeune-Turc qui sévit à l’époque du génocide de 1915, se réfugie à Moscou puis rejoint l’Asie centrale, après avoir convaincu Lénine qu’il est l’homme de la situation en plein Grand Jeu pour défendre les intérêts russes. Installé a Boukhara, dans l’actuel Ouzbékistan, il dévoile en fait rapidement sa volonté de créer un territoire turc unifié dans la grande région, et fomente une rébellion à l’encontre de Moscou avec l’appui de fondamentalistes musulmans. En février 1922, son armée parvient à prendre Douchanbe, capitale de l’actuel Tadjikistan, et, au printemps, l’essentiel de l’émirat de Boukhara est sous son contrôle. Toutefois, le vent du Pamir tourne rapidement en sa défaveur, et Enver Pacha succombe en août 1922 face aux Russes qu’il avait prétendu servir.
Bien plus tragique pour le destin du Tadjikistan sera finalement la supposée installation de réfugiés arméniens au début de 1990 à Douchanbe. Celle-ci fait suite au pogrom perpétré en février de la même année à Bakou, en Azerbaïdjan, en représailles à l’occupation arménienne du Haut-Karabagh. Deux cent mille personnes fuient alors la région, notamment pour gagner l’Asie centrale. L’accueil de certaines d’entre elles au Tadjikistan, annoncé par les autorités soviétiques dans un contexte de pénurie de logements et de refus de l’invasion de l’Afghanistan, met le feu aux poudres dans la capitale : émeutes, morts et état d’urgence s’ensuivent. Cet événement marque l’émergence d’une véritable opposition politique aux élites communistes du Tadjikistan. De cette instabilité naîtra finalement une guerre civile, qui partagera le pays et ne s’achèvera qu’en 1997.
Ces pages d’histoire ne laissent pas entrevoir les similitudes qui existent entre le peuple tadjik, aux racines perses, et le peuple arménien, intensément oriental. Tous deux ont hérité de la générosité de ceux qui ne possèdent qu’un sourire doré.

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