Sur les traces arméniennes

           


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


10. Qui sont les Arméniens d’Iran ?


Comment vit-on dans une république islamique comme l’Iran lorsque l’on est chrétien ? Cette interrogation, nous l’avions en tête en entrant dans ce pays et nous espérions bien obtenir quelques éléments de réponse à travers sa communauté arménienne. Cependant, il faut bien l’admettre, s’il est un sujet à propos duquel les gens ne souhaitent guère s’exprimer, il s’agit bien de celui-ci. Alors, à quoi bon poursuivre dans cette direction ? Simplement parce que les silences en disent parfois plus que de longs discours.
Nos investigations ont débuté à Tabriz, capitale de l’Azerbaïdjan iranien. La présence arménienne y est historiquement importante et Marco Polo mentionne d’ailleurs une de ses églises. En ce dimanche matin, jour de messe, l’église Sarkis nous semble l’endroit idéal pour nouer un premier contact avec la communauté. On nous explique que l’école attenante date de 1825 et qu’elle accueillit jusqu’à six cents élèves avant la révolution islamique de 1979. Notre guide improvisé, affable, paraît toutefois sur ses gardes. « Qui sont donc ces touristes qui disent s’intéresser à la culture arménienne ? » La visite de l’école se fait donc en catimini et rapidement ; la direction voit d’un mauvais œil la venue d’étrangers et on nous interdit de prendre des photos pour s’éviter tout problème. Plusieurs détails nous surprennent dans ces lieux. Des soixante-neuf élèves aujourd’hui scolarisés, toutes les jeunes filles portent le hidjab, loi islamique oblige. Les portraits des ayatollahs Khomeini et Khamenei figurent dès l’entrée du bâtiment. L’insouciance des enfants arméniens d’Alep nous apparaît alors bien loin… De la réalité de la vie des huit cents Arméniens de Tabriz, nous saurons juste qu’il y a des problèmes avec la population azérie. « Quels problèmes ? — Des problèmes… » Fin de la conversation. Plus tard, nous apprendrons que des violences ont éclaté en mai 2006 dans la ville et que des échoppes d’Arméniens ont été vandalisées. Les tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ressurgissent ici, mais la loi du silence prévaut.
Ne nous avouant pas vaincus pour autant, nous tentons notre chance auprès de la prélature arménienne de la ville. L’accueil y est courtois mais s’accompagne toutefois de la photocopie de nos passeports. Ces formalités préalables accomplies, on consent à écouter notre requête. Nos questions sont simples : « Quelle est l’histoire des Arméniens de Tabriz ? Combien sont-ils aujourd’hui et comment sont-ils organisés ? Quelles sont les relations avec la majorité musulmane ? » L’obtention de réponses requiert toutefois l’aval des autorités religieuses, qui ne pourra être donné que dans quelques jours. Rendez-vous est donc pris, mais en vain puisque nous apprendrons alors que notre interlocuteur n’a pu l’obtenir.
Face à ces échecs successifs, nous tentons de poser nos questions par courrier électronique à une personne rencontrée dans son cadre professionnel, dans lequel elle ne pouvait parler. Malgré son invitation spontanée à ne pas hésiter à employer ce moyen, elle ne répondra jamais à notre message, transformant nos points d’interrogation en points de suspension.
Fermement décidés à ne pas en rester là, nous changeons notre tactique pour nous lancer dans des rencontres improvisées. Elles se feront cependant souvent dans une ambiance quelque peu suspicieuse, en chuchotant, ou en nous demandant de ne pas prendre de notes. Par cette voie, nous découvrons que la fuite postgénocide vers l’Iran a eu lieu, que les Arméniens disposent de deux représentants au Parlement iranien, que leur liberté de culte est respectée, et que certains d’entre eux – tout comme leurs homologues syriens – investissent en Arménie, probablement pour se prémunir d’un durcissement du régime. Chose étonnante d’ailleurs, la tête nue pour les femmes et la consommation d’alcool sont autorisées dans certains clubs arméniens, auxquels les musulmans ne peuvent accéder. Malgré tout, nombre de membres de la communauté ont quitté l’Iran depuis la chute du shah, et seuls 70 000 y demeureraient encore en 2007, mais leur présence est des plus discrètes. Ce chiffre, qui nous a été communiqué à deux reprises, est toutefois nettement inférieur à celui de 400 000 qui circule sur Internet. Quoi qu’il en soit, la population semble décroître ; si chaque ville d’importance dispose d’une église arménienne, combien de fois sommes-nous restés devant une porte close et un bâtiment visiblement abandonné ?
Il nous a donc été bien difficile de nouer un contact avec la société arménienne en Iran et d’approcher autre chose que les joyaux architecturaux d’Ispahan, ou ceux, cachés, de Shiraz et de Tabriz. Finalement, il faut faire preuve de beaucoup d’imagination pour appréhender sa vie quotidienne, au moins tout autant que pour se représenter celle de cet Arménien qui, au siècle dernier, grava son nom sur un bas-relief de Persépolis ! Cependant, cette réalité ne semble ni plus triste ni plus gaie que celle des millions d’Iraniens musulmans.

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