Sur les traces arméniennes

                    


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


3. La communauté d’Alep


En ce vendredi, jour chômé pour les musulmans, nous choisissons de nous promener dans les charmantes ruelles de la vieille ville d’Alep, dont les seules devantures ouvertes devraient être celles des chrétiens, des Arméniens notamment. Alors que nous sortons de l’église des Quarante-Martyrs, un homme nous interpelle en français et nous demande si nous sommes arméniens. Bien que notre réponse soit négative, il nous emmène chez son ami argentier, juste en face, en nous confiant qu’il est arménien. Ce dernier nous apparaît dans l’obscurité de sa minuscule échoppe, et nous fait signe de nous approcher, avec énergie. Nous nous laissons faire, et pénétrons son sombre repaire, qui fleure bon l’encens. Un petit homme enjoué, dont le regard bleu très vif et malicieux éclate derrière d’épaisses lunettes, nous accueille avec un grand sourire, et nous invite à nous asseoir. Il est un tourbillon de paroles, qui entremêlent l’arabe, l’arménien, l’anglais et le français. Dans son atelier chauffé par une résistance qui rougeoie, il est en train de préparer des sachets de charbon et d’encens destinés à la messe, et son flot de paroles semble se confondre avec les volutes de fumée. Les murs de sa boutique sont couverts de calendriers arméniens, et de portraits de religieux orthodoxes ; sur son comptoir se trouve le journal arménien du jour.
Curieux, il nous demande qui nous sommes, ce qui nous a amenés en Syrie, quand nous rentrerons en France. Lui, Hratch M., a une cinquantaine d’années et est le fils du chauffeur d’un haut gradé de la gendarmerie sous le mandat français, Arménien originaire d’un village du sud-est de l’actuelle Turquie, déplacé en Syrie à la suite au génocide de 1915. Bientôt arrive un camarade de la même génération, Arthur, ingénieur électricien. Il est le fils de l’un des évêques de l’église voisine. Il nous emmène, avec une émotion évidente, voir sa tombe, placée au milieu de la cour de l’édifice, sous le portrait du journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink, assassiné à Istanbul quelques jours auparavant. Le père d’Arthur est lui aussi arrivé à Alep après le génocide, en provenance de l’actuelle Turquie ; Arthur ne souhaite pas en parler plus en détail, visiblement bouleversé à l’évocation des sombres moments de l’histoire de son peuple.
Durant tout le temps que nous passons dans l’atelier, c’est un défilé de voisins, de collègues, qui échangent quelques mots en arménien avec notre hôte. Ce dernier est très bavard et joyeux luron ; avec Arthur, il essaie d’élaborer l’itinéraire de notre voyage. Ainsi, pourquoi ne prendrions-nous pas le train qui va d’Alep à Van, dans l’Est anatolien ? Si nous le souhaitons, il nous emmène sur-le-champ acheter nos billets ! Mais dans l’immédiat – et pour cela nous suivons ses conseils –, nous devons manger un délicieux foul (plat à base de fèves) dans la modeste cantine du quartier. Ensuite, nous nous rendrons au cimetière arménien puis enfin dans une maison de retraite de la communauté, désignée par tderanots d’après ce que nous comprenons.
Nous voilà donc partis vers le nord de la ville et le quartier des cimetières chrétiens. Parmi les immenses carrés dévolus aux différentes confessions, nous trouvons celui qui nous intéresse en suivant un corbillard sur lequel figurent des inscriptions arméniennes, et qui se déplace au son d’une belle musique sortant de haut-parleurs. Dans ce cimetière étendu, nous sommes étonnés de ne voir que des tombes récentes : les dates de naissance les plus anciennes remontent aux années 1880. Pourtant, la présence arménienne à Alep a débuté bien avant, comme en témoigne ne serait-ce que la première chapelle de l’église des Quarante-Martyrs, construite en 1499 ! Sur presque toutes les tombes se trouvent des portraits, certains austères, d’autres donnant au contraire une image sereine et heureuse des défunts que l’on voit par exemple en train de danser ou de coudre à la machine en souriant. Sur de très rares tombes figurent des inscriptions en arabe, mais les noms des défunts sont en arménien. Nous ne parviendrons pas à savoir où se trouvent les « anciens », arrivés là au XVe siècle…
C’est en recherchant ensuite la maison de retraite que nous frappons à la porte d’une enseigne qui sonne arménien, avec un nom en « ian ». Il faut dire que même si nous ne nous étions pas particulièrement intéressés à cette communauté, nous n’aurions guère eu d’autre choix : dans le secteur tout est arménien ! Alep est en effet la ville de Syrie qui compte le plus grand nombre de représentants de cette population (de 40 000 à 50 000 selon les sources) et il suffit de s’y promener pour s’en rendre compte : les quartiers arméniens sont vastes et revendiquent leur identité. Tous les bouchers y proposent d’ailleurs du pasterma, préparation typiquement arménienne de bœuf séché enduit d’épices. Soghomon P., le patron quadragénaire d’une boutique moderne de pièces détachées pour automobiles et machines agricoles, parle parfaitement anglais, ce qui facilite les échanges. Il ne connaît pas de maison de retraite et le mot tderanots que nous bredouillons ne l’avance guère. En revanche, non loin de là, se trouve une belle église apostolique, où son frère nous conduit aussitôt en voiture. Après cette visite, nous sommes invités à revenir au magasin, pour y discuter autour de teï (thé) et sourtj (café). Au fil de notre conversation, nous lui demandons s’il connaît un cybercafé ; en guise de réponse, il nous cède son ordinateur et sa connexion Internet ! Lui est également issu d’une famille installée à Alep après 1915 ; son grand-père est arrivé de Konya à Deir ez-Zor, dans l’Est syrien alors qu’il avait 3 ans. Il a raconté à son petit-fils ses souvenirs des journalistes occidentaux, venus à l’époque couvrir l’actualité dans cette zone de déportation des Arméniens, qui jetaient dans les eaux de l’Euphrate des morceaux de pain et photographiaient les affamés qui plongeaient pour en récupérer. Cette évocation forme une triste parenthèse au milieu de nos joyeux échanges. Comme tant d’autres Arméniens de Syrie, il fait les louanges de la bonté, de la simplicité et de la gentillesse des Arabes syriens, qui ont accueilli ces immigrés avec le cœur sur la main, en leur offrant bien plus qu’un simple refuge. Il décrit les excellentes relations entre les différentes communautés du pays, le fait que l’on y vit bien et libre – nous entendrons cela à de multiples reprises tout au long de notre séjour. La Syrie est par exemple le seul pays arabe où les chrétiens peuvent travailler le vendredi et chômer les samedis et dimanches ; ailleurs, d’après nos interlocuteurs, ils sont obligés de faire comme les musulmans, c’est-à-dire de respecter le jour de repos du vendredi.
Comme beaucoup de ses compatriotes de même origine, Soghomon P. se sent avant tout Syrien mais n’occulte pas pour autant son identité arménienne. Cependant, il explique ne ressentir aucun besoin de se rendre en Arménie. Il n’a pas de lien avec ce pays, où il ne connaît personne, et aurait tout à réinventer pour s’y établir. Ici, à Alep, il a sa famille, ses amis, son affaire, de l’argent, et n’a besoin de rien de plus. Cependant, ce sentiment partagé de sécurité est en train de vaciller légèrement ; en effet, les événements internationaux, et particulièrement dans les pays frontaliers que sont l’Irak et le Liban, ne font qu’exacerber les communautarismes. À plusieurs reprises, on nous a confié des phrases telles que : « On commence à constater que les musulmans font affaire avec les musulmans, et les chrétiens avec les chrétiens, ce qui n’était pas le cas voilà quelques années » ; ou encore, de la part d’Arméniens, « Espérons que nous pourrons rester en Syrie et qu’il n’arrivera plus rien à notre peuple », ce qui témoigne d’une peur toujours présente de persécution. De plus en plus nombreux sont les Arméniens qui quittent la Syrie pour s’installer à l’étranger – est-ce pour épargner tout risque à leur famille, ou simplement pour faire des affaires ? Nous nous sommes entendu dire qu’Alep en compta jusqu’à 90 000 à ses grandes heures. Nombre d’entre eux également achètent des maisons ou des terrains en Arménie… pour s’y installer plus tard si besoin est, ou pour placer leur argent ?
Après une discussion riche et ouverte avec notre interlocuteur, ponctuée par la visite de clients, il est l’heure de fermer boutique. Soghomon P. nous a demandé de rester jusque-là, afin de nous emmener visiter une autre église où se tient la séance annuelle de contrôle des comptes de l’association arménienne dont il fait partie. Nous voilà donc en route pour l’église (encore une !) où nous retrouvons six membres de l’association. Si la visite de l’édifice n’est pas inoubliable, l’ambiance est en revanche décontractée et l’accueil, une fois de plus, très chaleureux. Thé après thé, gâteau après gâteau, poignée de bonbons après poignée de bonbons, vient le temps de se retirer ; mais c’est sans compter sur le dernier café, servi alors que nous sommes déjà sur le pas de la porte ! Il est près de 19 h 30 quand Soghomon P. sonne l’heure du second et finalement vrai départ. Nous repartons avec lui et il nous dépose devant l’un des clubs arméniens d’Alep. Ce complexe, avec cafétéria, restaurant et salles de conférence, est situé dans un quartier résidentiel huppé ; craignant qu’une consommation soit au-delà de nos moyens, nous décidons d’arrêter notre trépidante journée de rencontres. Nous quittons ici notre hôte si charmant, qui nous a pris sous son aile et nous a montré un pan de la vie des Arméniens d’Alep, gentiment, simplement, et visiblement avec plaisir.
À d’autres occasions, nous ferons connaissance avec des Arméniens dont l’installation aleppine de la famille a précédé le génocide, et a été motivée non par la fuite face à un oppresseur, mais plutôt par l’attrait de la position stratégique de cette cité caravanière. On nous expliquera qu’ils n’y représentent que 10 % de leur communauté et que leur intégration est différente. En effet, les Arméniens arrivés après 1915 restent attachés à leur histoire, leur langue, leurs traditions, qu’ils cultivent assidûment dans des cercles fermés. Ainsi, par exemple, comment ne pas être étonné à la vue des cars scolaires couverts d’inscriptions en arménien qui attendent les enfants à leur sortie de l’école le vendredi, quand leurs camarades musulmans sont à la maison ? Il semble que les familles plus anciennes se soient mêlées aux Arabes, partageant leurs écoles, parlant parfaitement leur langue, et moins bien l’arménien, qu’elles ne savent pas lire parfois. Leurs membres se marient avec des Arabes, donnent des prénoms arabes à leurs enfants. Les premiers refusent cela et restent entre eux, dans un réflexe identitaire et de protection ; ils arborent souvent fièrement leurs origines, dans le souvenir de leurs territoires perdus. En outre, ils occupent généralement les corps de métiers qui étaient vacants à leur arrivée, et sont garagistes, tailleurs, cordonniers, joailliers… Ils sont d’ailleurs réputés pour leur habileté manuelle et unanimement reconnus fiables et honnêtes. Ainsi, avoir un garagiste arménien, c’est s’assurer que sa voiture démarrera tous les matins. Dans les magasins d’antiquités du souk, on vante une pièce qui est l’œuvre d’un artiste arménien, avec le sceau authentifiant son origine à l’appui. Les nouvelles générations, elles, font des études supérieures, et ne souhaitent pas toujours reprendre l’affaire familiale. De ce fait, un mélange avec la société arabe syrienne s’amorcera peut-être dans quelques générations.
Enfin, a priori, ces deux communautés arméniennes ne se fréquentent guère ; peut-être ne s’apprécient-elles que modérément et n’ont-elles pas la même conception de l’arménité.

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