Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

           


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


2. Münster (Valais suisse)


La Brune : une vache dont la robe est de cette couleur mais avec des variantes claires, sombres, grises et orangées. Une race qu’élèvent mes parents et dont je suis tombé amoureux. De belles cornes en lyre au bout noir, de grandes oreilles aux longs poils, des yeux d’un noir profond. Une infinité de personnalités et d’histoires…
La Brune est originaire de Suisse, où certains éleveurs ont préservé la brune originale, 100 % suisse. J’ai deux adresses sur notre parcours, juste le nom, le village et le numéro de téléphone. Je ne les connais pas, mais nous n’avons rien à perdre comme nous aimons le répéter. Nous marchons d’un bon pas dans une nuit douce et étoilée, pour rejoindre Lax où habite Franz Guntern, notre première adresse. Lax, 21 h 30, il n’y a qu’une possibilité pour le trouver : téléphoner. Ce qui n’est pas aussi simple que cela en a l’air : expliquer à un inconnu, en allemand, que nous sommes deux randonneurs venus de France à pied, que je suis passionné par les brunes originales, que nous sommes à Lax, que nous voudrions le rencontrer au soir et que nous nous excusons pour l’heure tardive. Franz me répète trois fois que sa femme est morte et s’excuse de ne pouvoir bien nous accueillir. Il accepte pourtant de nous recevoir.
Dans la pénombre, un « ours », qui se dirige droit vers moi. Franz Guntern, petit, trapu, au regard globuleux et aux cheveux blancs m’inspecte et me prend le bras. Nul doute, il nous emmène chez lui, la porte est couverte de récompenses de concours bovins.
Il nous montre où nous pouvons dormir, dans la chambre de son fils, absent, puis nous invite à manger le pain agrémenté de fromage maison et de viande séchée. Ses gestes sont brusques, sa voix puissante. Il renverse souvent la vaisselle dont il ramasse les morceaux en se blessant. Il noie sa tristesse dans du sirop de fraises presque pur et répète qu’il n’est plus rien depuis le décès de sa femme. Gêné, je détourne la conversation, incapable d’entretenir dans une langue étrangère que je ne maîtrise pas une conversation sur la mort d’un proche. Mais il ne donne pas suite à mes questions sur ses brunes. Ce n’est pas grave, il se fait tard et, demain matin, il se lève à 5 heures pour traire ses vaches à l’alpage. Nous nous levons, heureux d’avoir dormi au chaud. Franz nous invite à prendre le petit-déjeuner. Pas de viande aujourd’hui, nous sommes vendredi. Très vite il nous parle de Lourdes où il est allé une semaine avec sa femme. Il nous vante les bienfaits de son eau, aussi bien pour les gens que pour les vaches ; une eau qu’il garde depuis cinq ans en bidon plastique. Il prend un verre, verse un fond d’eau sacrée et le présente à François qui refuse en prétextant : « Tout va bien, merci. » C’est une injure. Nous n’avons pas le droit de refuser son cadeau protecteur. Je bois ; cela ne le calme pas. Notre arrogance remet en cause son accueil. Il s’énerve, en français pour la première fois : « Pas gentil ça. Moi croire vous gentils garçons. Vous manger ici, vous dormir ici, et vous pas boire eau de Lourdes ! » Il nous souhaite quand même bonne chance et accepte de poser pour quelques photos avant que nous ne partions.
Nous continuons notre progression le long du Rhône, en cet avant-dernier jour dans le Valais suisse. Une pause au soleil sur un des nombreux bancs pour rédiger nos aventures toutes fraîches me rappelle à la réalité : « Vendredi 21 septembre, jour 98 », c’est aujourd’hui mon anniversaire ! De l’eau de Lourdes, un soleil resplendissant et des sommets enneigés tout autour, pour l’instant je suis servi mais pas comblé. La deuxième adresse est à vingt kilomètres : nous tentons à nouveau l’accueil paysan à une heure plus décente et en prévenant de notre arrivée. Je frappe à la porte de Karl Imoberdorf, du village de Münster. Sa fille ouvre. Un peu troublé, je cherche mes mots Elle me devance : « Mon père va vous montrer les vaches. » Nous attendons sur le seuil, puis il arrive enfin, en cotte verte, un peu distant. Pourtant son visage est moins rude que celui de Franz. Il commence par nous montrer le taureau prénommé « Prinz » – Prince : ici pas d’insémination artificielle… Trois veaux s’agitent sur la paille. « Les cloches, c’est pour les habituer dès petit ? – Nein, Tradition. »
Puis, pendant plus d’une heure, je le questionne sur ses douze magnifiques vaches musiciennes. Il me félicite pour mes connaissances et se détend. Il nous propose toutefois le camping, aussi pensons-nous qu’il a eu Franz au téléphone… Je lui explique qu’il fait froid et nuit. Peut-être serait-il possible de dormir chez lui, voire dans la grange ? Nous aurons droit à un maigre matelas de paille, dans l’étable, à trois mètres de Prinz, bien attaché. Avec en prime le bruit de la ventilation et les cloches des vaches insomniaques.
Nous mangerons du riz ce soir, du riz au sel et à l’huile d’olive : voici mon repas d’anniversaire. En dessert, du chocolat – vache violette – offert par mon compagnon de route. Mais aurais-je pu rêver mieux qu’une soirée avec mes animaux préférés ? Oui ! Un cadeau ! À peine sommes-nous endormis voici que des beuglements étranges nous réveillent. Je me lève, m’habille en vitesse et, lampe frontale allumée, explore l’étable : un veau – une femelle – vient de naître, sa mère est affolée. Je réveille Karl qui, avec sa femme, prend le veau à sa mère dans un linge blanc, le frotte avec de la paille et le met sous lampe infrarouge. Je leur signale que c’est mon anniversaire, mais le nouveau-né ne m’est pas offert !

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