Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

                 


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


10. Portugal


Un Français au Portugal n’est pas dépaysé. La première personne que nous rencontrons dans les rues de Barrancos est en effet française, portugaise de sang, travailleuse dans l’âme. Juan est boulanger de 4 heures du matin à midi, puis maçon la journée et enfin barman jusqu’à minuit. Il nous invite à prendre un verre de vin rouge à la limonade, la boisson rafraîchissante préférée des villageois. Ses parents suivent le même rythme de vie et ne s’en plaignent pas. C’est un droit de s’enrichir en travaillant dur : « C’est une chance d’avoir du travail. Barrancos est un village de paresseux, l’Europe y finance deux cents employés communaux pour trois mille habitants. » Sur le terrain, cela se traduit par un ajusteur de pavé de jardin public pour quatre commentateurs des derniers événements locaux. Tous sont payés autour de 450 euros par mois, soit 150 de plus que le salaire minimum… Autour du village, de nombreuses oliveraies sont abandonnées faute de main-d’œuvre motivée. En dépit de ce relatif abandon, Barrancos est célèbre pour ses corridas avec mise à mort du taureau dans l’arène. Comme l’acte est passible de prison au Portugal, les toréadors sont étrangers.
La langue portugaise est déroutante. Nous forçons nos oreilles à distinguer des racines latines dans ce brouhaha de sonorités chuintantes. Elles s’y refusent malgré les quelques cours de linguistique de Thierry, mon père. Il ne nous reste que deux solutions : trouver des francophones ou apprendre rapidement le portugais.
Nous mettons cap au nord pour nous enfoncer dans la campagne profonde par les plus petites routes et traversons de minuscules villages ! Le soleil brûlant, terrassant, surchauffe l’asphalte qui couvre les anciens pavés et sature les prairies parsemées de chênes-lièges et de fleurs multicolores. Il n’y a guère d’habitations isolées dans les campagnes, juste quelques villages à une journée de marche de distance. Les lupins aux floraisons bleues ou jaunes embellissent les bords de la route rectiligne.
Vendredi 22 mars, finies les nouvelles de France et les gâteries dans les épiceries, mon père nous quitte à Mouraõ. Ses encouragements atténuent le vide du départ après dix jours intenses de vie à trois sur les chemins creux d’Espagne et l’asphalte torride du Portugal, sous la tente glaciale ou chez l’habitant chaleureux, dans les bars bruyants à attendre l’éclaircie ou à travers les pâtures des taureaux de combat.
Mouraõ deviendra bientôt une presqu’île et Luz, le village voisin, sera submergé. Le barrage d’Alqueva est en cours d’achèvement et les eaux du Guadiana montent. Ce chantier titanesque, financé essentiellement par le Fonds européen de développement régional, permettra la production d’électricité et l’irrigation des terres les plus sèches du Portugal. Mais à quel prix ? Au prix d’un barrage démesuré, de la reconstruction du village de Luz en hauteur, d’un nouveau réseau routier et de la coupe d’un million de chênes. Certains s’insurgent devant l’erreur économique ou l’horreur écologique – destruction de nombreuses niches écologiques et dépense d’énergie fossile ahurissante. Les politiciens s’émerveillent de cet aboutissement du premier projet hispano-portugais pour le développement de la région la plus pauvre du Portugal, l’Alentejo.
Obtenir des cartes détaillées est notre seule chance d’éviter le bitume et de découvrir la vraie nature de cette région. En dépit de notre insistance, les employés municipaux rechignent toutefois à nous aider. Certains ont même réussi à extraire de leurs armoires des cartes militaires au 1/25 000 datant de 1968 ; l’Alentejo n’a pas changé depuis lors. Boussole à la main, les yeux rivés sur les photocopies pour repérer en temps réel notre emplacement, je mène la marche dans une nature colorée et bruissante. Lorsque la chaleur devient excessive, nous photographions les fleurs, lisons ou dormons à l’ombre des chênes verts. Nous nous rassasions d’un bon repas composé d’un excellent pain au levain garni de fromage de brebis. Une fois le soleil assagi, nous relançons notre quête du nord – plaines vallonnées composées de prairies moutonneuses et de jachères où poussent des millions de fleurs violettes, puis montagnes boisées aux odeurs enivrantes de pin ou d’eucalyptus. Quand il nous faut reprendre l’asphalte au clair de lune, c’est avec plaisir : des dizaines de cigognes s’envolent des eucalyptus immenses, à notre passage mais pas à celui d’un camion à toute allure. Mais pourquoi préfèrent-elles le bord des routes ?
Une grande porte dans un épais rempart, nous entrons dans le centre médiéval d’Estremoz, ville de marbre. Nous avons un contact, Helen, une grande femme mince, naturelle, aux cheveux grisonnants. Elle nous emmène chez une de ses amies qui possède une grande maison, Ana, fonctionnaire à la délégation apiculture du ministère de l’Agriculture. Quoique l’ambiance bourgeoise nous rebute, l’humanisme et la simplicité du discours d’Ana m’accrochent. Avec Helen, elle explique son combat, vain, pour un développement durable et écologique de cette belle région. Opposée au barrage ou encore à l’écorçage toujours plus haut des chênes lièges (pouvant entraîner la mort de l’arbre), elle ne voit qu’une alternative : l’agriculture biologique organisée – seule manière de valoriser des produits de qualité tels que miel, olive et fromage – ou la forêt mais surtout pas d’eucalyptus qui stérilise les sols.
Les grandes montagnes se rapprochent, que nous traversons (voir temps fort 3). À Seia, nous dormons chez les pompiers, comme souvent par la suite, l’accueil des Portugais étant aussi mitigée qu’en Espagne. Ce soir, quelques jeunes de la ville se retrouvent dans une salle décorée d’objets traditionnels pour danser le rancho au son des triangles, accordéons, guitares et chants des anciens. Environ dix couples tapent du pied, changent de partenaires au rythme d’une chorégraphie complexe, spatiale et physique. Autre tradition que nous apprécions, le broa, pain compact de seigle et de millet, est des plus nourrissants et se suffit à lui-même, comme un pain d’épices.
Le nord du pays est plus peuplé, des habitations souvent récentes – les Portugais immigrés sont de retour au pays – jalonnent la campagne. Les routes sont plus fréquentées. Les voitures, souvent neuves, sont conduites par des fous du volant qui n’ont aucun scrupule à nous frôler ou à nous crier dessus. Des versants jaunes d’ajoncs fleuris, des genêts blancs dans la brume, des jardins remplis de choux – des vieux troncs fleuris aux jeunes repiqués il y a tous les stades, toujours de quoi faire de la soupe –, du relief : une vue quotidienne réconfortante.
L’exception sur une petite route perdue de montagne, Ester est un village reculé où la vieille épicière ne sait comment convertir les escudos en euros et rend la monnaie approximativement, où un habitant nous héberge, naturellement, simplement.
Le 19 avril, nous alignons 39 kilomètres sur nationale pour quitter ce Portugal qui nous énerve. La population, peureuse, individualiste et matérialiste maintenant qu’elle est plus riche, nous a surtout montré son culte « Voiture et maison neuve ». Bitume et béton défigurent le paysage, bouleversent le charme du pays.

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