Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

           


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


14. Écosse


De Ballycastle, notre dernière étape au nord-est de l’Irlande, un marin nous emporte sur une île écossaise, Islay. Nous la traversons sans exaltation. Ici tout est plat, calme. Ce toit de tôles aux rouilles multicolores est charmant, mais où sont les châteaux, les sommets, l’immensité verte et les cornemuses ? Nous rejoignons donc vite l’Écosse de nos rêves, par ferry. À Fort William, dans l’enceinte du château ruiné d’Inverlochy, nous célébrons notre année de marche, une part d’apple pie à la bouche, avec le Ben Nevis enneigé dans les yeux et un nuage de midges (de minuscules moustiques noirs) autour de nous. Pour éviter leur piqûre, il faut brasser de l’air, se mouvoir. Alors, nous arpentons au pas de course les vestiges du XIIIe siècle, et finissons par rencontrer Michaël, jeune et blond baroudeur danois, perché dans la fenêtre d’une tour. « Grâce au courant d’air, il n’y a pas de midges ici », nous confie-t-il. Son visage et ses bras sont pourtant couverts de piqûres et de plaques rouges. « Dormir à la belle étoile en Écosse est une grave erreur », enchaîne-t-il. Pendant la nuit, une troupe d’adolescents qui visite bruyamment les lieux, est mise en fuite par le fantôme Michaël ! Voici enfin l’Écosse de nos rêves, avec ses châteaux, ses fantômes.
Nous suivons les marques du Great Glen Way, un sentier récent qui mène tranquillement à la côte Est par les rives du Loch Ness. Les averses sont fréquentes et nous bloquent certains jours sous la tente sans le moindre espoir de sortie. L’évasion passe alors par la lecture. Lorsqu’on repart, les livres sont achevés et les vivres épuisés. Heureusement, les Écossais nous aident généreusement dans l’attente de l’épicerie suivante. L’un d’eux, excité, nous explique l’absurde démystification scientifique entreprise par une équipe d’Américains. Armés de sonars et de submersibles ayant servi à l’exploration du Titanic, ils passent leurs temps à traquer Nessie, ce monstre aquatique né des excès de whisky, la boisson du pays. Avec eux, Nessie n’a plus aucune chance d’effrayer les jeunes générations.
Après notre traversée du royaume humide des lacs, Maël, un ami, féru d’histoire et d’histoires – ça tombe bien, nous étions à court –, nous rejoint pour terminer notre randonnée dans les Highlands, avec un itinéraire à la carte, menu sauvage : des pistes caillouteuses qui mènent au bout du monde, des eaux brunes qui coulent de toute part, quelques moutons laissés seuls qui tentent de subsister, et le lynx qui se cacherait dans l’obscur sous-bois des forêts de résineux. Les mousses multicolores amortissent nos pas, des troupes de cervidés s’enfuient au tournant. Ici, seuls s’aventurent quelques chasseurs fortunés, arpentant la campagne le jour, et dormant dans des lodges. Nous demandons asile dans l’un de ceux-ci. Au matin, son locataire nous invite à partager son petit-déjeuner gargantuesque : cerises et fraises, jus d’orange, puis lait et flocons de maïs, croissants et toasts, et enfin, œufs au plat, saucisses et flageolets ! Un stupéfiant mélange de saveurs idéal avant de s’enfoncer dans les landes écossaises.
À deux reprises nous quittons les routes et les chemins pour les pelouses humides et tourbeuses du nord-est de l’Écosse. Les paysages transportent mais les pieds crient à la noyade, car nos chaussures à membrane imperméable ne sont pas étanches, et deviennent des éponges après quelques milliers de kilomètres. L’humidité est notre ennemie. La seule solution serait peut-être d’enfiler un sac plastique par-dessus la chaussette, mais nous n’en possédons pas. Nous apercevons finalement l’agglomération de Thurso en contrebas, et illuminées par le soleil couchant, les lointaines falaises des îles Orcades. À l’est de la ville s’élèvent les ruines d’un château d’où nous contemplons le coucher de soleil sur le port, à travers des fenêtres sans vitres. Madame Sinclair vient à notre rencontre, elle vit dans une maison jouxtant l’enceinte. Émerveillée par notre aventure, elle nous laisse camper ici, sur les terres conquises par ses ancêtres normands au XVIIe siècle. Le château, mal construit puis mal rénové, a subi un effondrement partiel il y a vingt ans. « Nous avons dû prendre place dans la maison des domestiques, explique Madame Sinclair. Mon fils voulait déjà devenir millionnaire pour reconstruire le château, c’est à présent mon petit-fils qui rêve. »
Le lendemain, au port, on nous répète qu’il n’existe qu’une alternative pour gagner la Norvège en bateau : il faut se rendre au port industriel d’Aberdeen au sud ou au port de plaisance de Kirkwall dans les îles Orcades. Nous optons pour l’aventure, le dépaysement et les rencontres qu’offre le Nord, plus sauvage, moins urbanisé. D’ici, nous entrevoyons déjà les falaises des îles qu’il nous faut rejoindre. Bientôt, si tout se passe bien, après une traversée en bateau d’un jour ou deux, nous foulerons à nouveau le continent européen, en Norvège, nous serons alors aux portes de chez nous.

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