Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

     


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


18. Danemark


Seize septembre, Copenhague est le point de départ de notre traversée des îles orientales du Danemark, Sjælland et Lolland. À la boussole, avec comme seule carte un dépliant touristique, nous quittons cette ville faite pour les cyclistes. Le hasard nous mène vers une boulangerie biologique. Ah ! nous ne regrettons pas l’abandon du réchaud, des sacs de riz et de pâtes mais la qualité du pain est si variable et souvent si déplorable qu’une bonne « boule bio » est une immense dose d’énergie saine sans effet placebo. La « bio » est présente dans chaque magasin, même dans les discounts, à des prix quasi identiques au « conventionnel ». Une bio industrielle, vendue par les grandes et moyennes surfaces, incomparable aux saveurs et à l’éthique de la bio artisanale, mais c’est avec plaisir que nous « consommons mieux ». Autre avantage du Danemark : chaque petite ville a sa bibliothèque moderne et la gratuité y est totale (consultation et prêt d’ouvrages, accès à Internet), une particularité unique en Europe. De plus les périodiques nationaux et étrangers y sont largement présents. Nous y photocopions des cartes au 1/100 000 et ainsi empruntons les petites routes.
« On n’a pas de place pour vous. » La meilleure des excuses, à laquelle nous répondons par : « Nous prenons seulement deux mètres carrés ! » Un Danois nous a pris au mot. Ce soir nous dormons dans la maison d’enfants dans le jardin. 1,7 m de long pour 1,5 m de large. En dormant en diagonale ça passe. C’est mieux que dehors. Le fils répond à notre place « maman, ils seraient mieux dans ma chambre ». La mère rétorque : « ah ah ah il est rigolo mon fils ». Bien calés dans cette maisonnette pour nains, nous rions de l’inconnu des conditions d’accueil. Chaque soir réserve son lot de surprises, chaque soir nous persuade que nous n’avons pas tout essayé.
« Vous voulez boire quelque chose ? Une bière ? »
Cette offre francophone en pleine campagne nous laisse de marbre. Du coup, l’homme aux cheveux blancs et à la barbe courte répète son offre. Ses yeux pétillent derrière des lunettes rondes, il est ravi de son effet.
« C’est gentil, il est rare qu’on nous invite spontanément à boire sur le chemin.
— C’est vous qui êtes gentils. Je vous ai vus par la fenêtre et j’ai accouru ; il est rare de voir des voyageurs, encore plus en cette saison. Et quand j’ai entendu que vous étiez français je n’ai pas hésité. Je m’appelle Jeans Ulf, Jean-Loup en français. Alors, bière ou Coca ? »
Nous acceptons un coca, sans conviction. Nous oublions de préciser notre préférence pour les jus de fruits. Bref, nous voici tous les trois assis autour d’une table de jardin en métal, lui une bière à la main et nous une boisson couleur caramel, emblème de la globalisation, qui n’a de valeur que comme puissant stérilisant intestinal.
Notre parcours ne l’intrigue pas. Il veut évoquer ses aventures, la société et l’actualité.
« J’étais instituteur, puis ouvrier. Je voyageais beaucoup, toujours en 2 CV, 800 000 kilomètres au total, surtout en Europe de l’Est, avant la chute du Mur bien sûr, et puis aussi dans votre beau pays où on est obligé de parler français pour se faire comprendre. Jeune, je me battais, j’ai coupé les lignes électriques qui alimentaient une base militaire américaine sur notre territoire. Un hélicoptère m’a poursuivi mais je me suis caché dans une haie. À l’époque, je risquais la prison. Ah, voilà le facteur. »
Jean-Loup se jette vers la voiture du postier, mais une fois le courrier dans ses mains l’euphorie retombe.
« Je suis abonné à un quotidien qui s’appelle Information, c’est un peu comme Le Monde chez vous, en plus corrosif. C’est mon loisir, ma seule occupation. C’est une nécessité que de rester informé. Je suis optimiste mais ces lectures me rendent insomniaque. Comment rester insensible au chaos du monde ? Et même s’il y a des mouvements alternatifs et constructifs, comme Attac, ils n’ont pas assez de poids. »
Il ouvre le journal.
« Ah ! L’Irak ! Les États-Unis n’ont pas avancé d’un cheveu depuis le 11 septembre. Saviez-vous que les États-Unis ont été le seul pays condamné par la cour pénale internationale de La Haye pour les massacres commis au Nicaragua ? Mais ils s’en foutent et maintenant, ils sont prêts à recommencer. »
Naïvement nous demandons :
« Mais pourquoi acheter du Coca-Cola ?
— Ça ne sert à rien de boycotter, il faut agir autrement. Nous sommes submergés d’informations, et paradoxalement nous ne connaissons pas les causes des problèmes, nous nous sentons désarmés. Pour connaître les véritables causes de l’acharnement des États-Unis sur l’Irak, il faut ignorer la presse quotidienne et la télévision, il faut être actif, élargir sa recherche à l’histoire de l’Irak, à la politique internationale des États-Unis, aux relations économiques entre les deux pays, à la santé économique des États-Unis, à la mondialisation. Il faut consulter des livres thématiques, participer aux débats, adhérer à des associations. Qui fait ça ? Très peu de gens, car il est plus facile d’avaler passivement les propagandes bien pensantes.
— La télévision et la presse quotidienne pourraient approfondir les thèmes et informer sur les projets et les réalisations positives. Hélas, les médias suivent la volonté de la population. Si les émissions à caractère voyeur ou commercial réalisent dix fois plus d’audience que les émissions culturelles et si une revue à sensation se vend mieux qu’une revue d’information, alors la population n’est pas prête, n’a pas envie. L’abstention aux élections politiques en Europe montre bien l’absence d’intérêt ou le sentiment de fatalité. Et souvent plus de la moitié des votants ne veulent pas de changement. La faute n’est pas aux médias ou aux politiques.
— Mais si ! Ils nous persuadent que nous sommes sur le bon chemin, que la croissance économique nous assure un monde meilleur, que la concentration des activités économiques pérennisent les entreprises nationales, que tout le monde y gagne avec la mondialisation, que les plantes modifiées génétiquement vont résoudre la faim dans le monde, bref, qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter et qu’on peut consommer en toute tranquillité. L’histoire montre que la propagande est toujours la plus forte et qu’elle mène à un mur.
— Alors la cause est l’égoïsme. À la fois des politiques qui veulent conserver leur place au détriment d’une politique durable et humaniste, et des citoyens qui souhaitent garder leurs privilèges sans analyser les effets de leur production et de leur consommation sur les équilibres locaux et mondiaux au niveau social, économique et environnemental.
— C’est bien cette discussion. Un jus de pomme bio danois pour continuer ?
— Non merci, nous devons y aller, les journées sont courtes.
— Pour la route alors. Tenez. Ça m’a fait plaisir de rencontrer deux jeunes qui s’ouvrent sur le monde. Pardon, sur l’Europe, c’est déjà pas mal. Et si vous parlez de votre voyage ne dites rien sur le Danemark, c’est un petit pays, tout le monde s’en fout et c’est mieux comme cela. Bonne route. N’hésitez pas à revenir boire un verre ! »

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