Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

                    


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


7. Italie


Pour la troisième fois, nous passons en Italie – cette fois pour traverser le pays – ravis d’avoir enfin l’occasion de mieux connaître ce peuple à la langue qui chante.
À notre première étape, c’est la douche froide. Savogna est à l’image des autres villages de la plaine du Pô : peur et renvoi systématique sur le curé de la paroisse. Cela nous permet de faire la connaissance d’un curé exceptionnel, dans ce village de Savogna où la population est bilingue. Slovène, 38 ans, fils d’un diplomate égyptien, il assure les offices dans cinquante églises, se rend une fois par semaine en Bosnie et en Croatie pour Amnesty International et la Croix-Rouge, rédige deux périodiques religieux et s’occupe d’une école de musique ! Un dévouement complètement accepté qui limite son sommeil à quatre heures par nuit… Si vous voyez une Fiat Uno bleue se faufiler sans arrêt dans les rues de cette partie limitrophe de la Slovénie, pas de doute, c’est lui !
L’absence de sentiers dans cette extrémité orientale de l’Italie nous oblige à emprunter des routes stressantes où des bolides doublent à notre hauteur en nous frôlant et nous plongent dans de courtes tempêtes. Le bitume qui agresse nos pieds, les coups de klaxons dont on ignore la signification (colère ou sympathie ?), les longues lignes blanches sans fin, les fumées qui provoquent nos grimaces : un univers que nous cherchons à quitter au plus vite.
C’est chose faite en arrivant à Venise où la voiture est proscrite. L’embouteillage des gondoles nous importe peu. Par contre, les lumières de la place Saint-Marc, les chants des vendeurs du marché du Rialto, les étals de pâtes multicolores, la musique de cette si belle langue, tout cela nous enchante mystérieusement. Venise porte un masque, nous essayons durant quelques jours de voir son vrai visage.
Le 24 novembre, nous empruntons le pont de la Liberté pour quitter – non sans difficultés – Venise et ses échos. Le pont fait quatre kilomètres. Voitures, camions, bus et trains vont à bonne allure sur cette véritable artère de l’île. Le retour à la pollution (visuelle, sonore et olfactive) est brutal. Nous distinguons un nuage marron qui flotte au-dessus de Mestre, où nous hésitons à entrer… Le froid écourte grandement nos pauses, car au moins la marche nous réchauffe. Nous progressons entre des vergers souvent cachés par le brouillard. Sans doute générée par le Pô et l’Adige, l’humidité est là. C’est ce que nous retenons de la traversée de cette deuxième partie de la plaine du Pô.
Nous sommes contraints de demander l’asile au curé d’un village car nous ne parvenons pas à casser le mur de peur que les habitants ont dressé depuis une série de cambriolages dans la région. Il nous faut d’ailleurs nous exprimer bien souvent à travers des interphones – maintenant on le sait, c’est peine perdue ! – et parfois devant des caméras. L’accueil de ces curés est des plus variés : porte que l’on nous claque au nez; proposition sérieuse de dormir dans le couloir glacial d’une maison inhabitée ; accueil jovial du curé à l’épaisse barbe jaunie par les cigarillos qui nous laisse seuls dans sa maison. Son aspect et sa bibliothèque nous laissent imaginer que ce curé-là est communiste ! Le compromis idéal entre Peponne et Dom Camillo…
C’est toujours dans un brouillard londonien que nous arrivons à Bologne, le 29 novembre au soir. Le lendemain, nous faisons notre première intervention, dans le cadre de nos engagements avec la région Pays de Loire, dans une école de l’Émilie-Romagne. Au lycée Fermi, la professeur de français Alexandra Martelli nous présente à ses élèves qui n’hésiteront pas – dans un français qui nous stupéfie – à nous poser un déluge de questions. Les lycéens nous apprennent un proverbe italien : Cammina e andrà meglio ! (Marche, après ça ira mieux !).
À Bologne, ville universitaire depuis plusieurs siècles, Aldo nous héberge dans son appartement et fait bien plus que ça : il nous montre les belles rues de la cité. La pluie tombe fort sur les deux tours penchées, Degli Asinelli et Garisenda, bâties au XIIe siècle par des familles patriciennes. Heureusement, l’architecture de centre-ville avantage les piétons avec les portiques qui soutiennent des appartements ou des studios longtemps destinés aux étudiants. La hauteur des portiques pouvait également laisser passer un homme à cheval. Ainsi, nous découvrons une magnifique succession de voûtes, d’arcades et de colonnes. Qui a dit qu’on ne pouvait pas concilier art et commodité ? C’est presque troublant, car le passant ne peut distinguer le riche palais ou le modeste immeuble. De même, les différences entre privé et public ne sont pas visibles dans l’architecture.
Après le plaisir visuel, le plaisir gustatif. Mme Martelli ne voulait pas nous laisser quitter Bologne sans que nous ayons savouré la spécialité de la ville, les tortelinni. Pendant le repas, nous parlons surtout du formidable niveau de ses élèves, puis de l’apprentissage des langues en général. Elle nous confie : « L’italien, ça s’apprend à lire et à écrire en deux heures ». Et pour l’oral… ?
Le 2 décembre, nous pénétrons dans les Apennins de manière presque incroyable puisque ces vieilles montagnes commencent juste à la sortie de Bologne. Durant plus de deux semaines, nous avons arpenté de longues plaines et, en l’espace d’une matinée, nous marchons dans un univers de petites montagnes. Le changement est brusque, mais ce n’est pas pour nous déplaire. C’est aussi ce jour-là que, pour la première fois, nous nous perdons. Une longue route qui monte, un grand lacet sur la gauche avec une petite route qui bifurque à droite, c’est cette dernière que nous devons prendre et suivre jusqu’à sa fin. J’avais un peu d’avance, j’ai vu la plaque, j’ai pris la route. Florent, plus contemplatif, a continué tout droit… Nous avons franchi seuls notre 3 000e kilomètre et il nous a fallu presque deux heures pour nous retrouver ! C’est l’automne et ça se voit : nous marchons dans des forêts où les feuilles ont pris des teintes orangées. Elles recouvrent en partie les sentiers sauvages en ligne de crête et aussi d’anciennes voies romaines qui ont conservé quelques passages pavés. Des vestiges du passé, nous en voyons d’autres. Ainsi à Pratolino, cette pièce principale d’une grande maison à la campagne, vieille de plus de mille ans. Une tour la surplombait et permettait de surveiller les passages entre Florence et Bologne.
Nous pénétrons dans Florence le 6 décembre. L’atmosphère est étouffante : les grands boulevards, les voitures et leurs pilotes, les kamikazes en scooter… Et enfin le centre et ses rues piétonnes. Ça va mieux. Néanmoins, l’agitation règne, Noël approche… Nous arrivons sur la place de la Cathédrale, la Piazza del Duomo… Une vraie splendeur. C’est la première fois que nous voyons une cathédrale de couleur. Faite de marbre vert, rose et blanc, elle est imposante et dégage de la gaieté. Pour ajouter au charme du moment, un saxophoniste fait résonner son instrument sous les arcades d’un vieux bâtiment du quartier San Lorenzo. Nous restons de nombreuses minutes, silencieux, cherchant simplement à nous imprégner le plus possible de cet univers.
Après Florence, les Apennins sont moins sauvages, mais les couchers de soleil auxquels nous assistons sont envoûtants. La Toscane se présente sous ses meilleurs traits. Elle est très jolie, peut-être « trop ». Elle devient réservée à un tourisme de luxe. Nous avançons de colline en colline, admirons la façon dont les paysans ont façonné le paysage. Les cyprès bordent les maisons aux murs en grosses pierres rustiques. Qui n’a pas envie d’habiter un endroit si beau et calme ?
À Sienne, nous arrivons en même temps que la nuit. Il y a encore assez de lumière pour observer la Piazza del Campo commencée en 1923 et pavée au XVe siècle. Concave, en forme de coquillage, elle est divisée en neuf tranches représentant les contrade (quartiers) de la ville. Ceux-ci s’affrontaient (et le font toujours) au moment de la fête du Palio. Autrefois encore, un marché réunissait toutes les grandes familles du royaume de Sienne. À l’époque, les mariages n’étaient autorisés qu’entre personnes du même clan. Ceux qui voulaient déroger à la règle devaient quitter Sienne et étaient bannis à jamais. Depuis la porte de Rome part la Via Francigena qui servait de route de pèlerinage pour Rome. Mais, comme il s’agit du chemin le plus direct, elle est aujourd’hui remplacée par la Via Cassia, une grande nationale très bien asphaltée… Forcément, ça a moins de charme. Heureusement, la lecture de notre guide nous permet de la suivre, mais sur des sentiers ou une strada bianca, petite route de campagne non goudronnée. C’est maintenant dans des paysages complètement dénudés que nous évoluons, souvent sur des lignes de crêtes parmi les immenses champs de céréales, là où se dressaient des forêts décimées par les Romains et, avant eux, par les Étrusques. En l’absence d’arbres, le vent violent venant de Russie (la Bora) accélère grandement le phénomène d’érosion des sols. Ce même vent nous contre parfois : marcher sur les collines se révèle vite être une épreuve. Notre chemin nous fait passer une nuit dans un village qui a conservé son style moyenâgeux, Acquapendante. Nous dormons dans une annexe d’un monastère tenu par un ordre de religieuses qui vivent complètement isolées du monde extérieur. La sœur portière nous a donné les clés de l’annexe à travers une double grille… Plus loin, nous contournons le lac volcanique de Bolsena par ses hauteurs, entre la neige (due aux grands froids des derniers jours) et les oliviers. Nous voyons principalement des hommes âgés récolter des olives noires. De grands filets sont disposés au sol autour du tronc de l’arbre et il n’y a plus qu’à agiter les branches avec de grands bâtons.
À mesure que nous approchons de Rome, les noisetiers remplacent les oliviers. Les sentiers usités passent par d’anciennes voies officielles et se dressent encore, ça et là, les ruines de tours de guet. Nous profitons au maximum de la campagne avant d’entrer dans Rome. Le dernier jour, le bitume de l’agglomération est inévitable, il nous faut presque une journée de marche pour arriver au cœur de la ville. La longue Via Triomphale est le chemin le plus direct pour y parvenir. Pour fêter notre dernière étape italienne, nous nous offrons un panetone, grande brioche garnie de raisins secs et de morceaux d’amandes, le gâteau typique de Noël. Justement, Noël, c’est demain. Ce n’est pas le meilleur moment pour demander l’hospitalité (peut-être que si, au contraire). Toujours est-il que nous n’avons pas d’adresse à Rome le 24 décembre au soir. Notre traversée de la Sardaigne ayant été annulée à cause des conditions climatiques et des difficultés de transport par bateau, il nous faut nous rendre à Valencia par d’autres moyens. Nous repensons alors à la chaleureuse invitation qu’une amie nous a faite, passer Noël avec elle et sa famille à Milan. Nous l’appelons et, quelques minutes après, attrapons de justesse le train Roma-Milano. Nous y passons les fêtes et les trois jours suivants.
Grâce à Internet, nous trouvons une solution intermédiaire au train, le covoiturage – financièrement plus avantageux. Ainsi, nous arrivons le matin du 29 décembre à Valencia, en Espagne.

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