Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied



François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


20. Pays-Bas


Nous avions été prévenus : « Vous allez voir ! c’est ennuyeux comme pays, c’est plat ! » Ajoutez à cela l’abondance d’élevages hors sol – reflet de l’harmonie moderne entre l’homme, l’animal et l’environnement –, et la présence exagérée de voitures sur les routes (au pays du vélo, beaucoup raisonnent par « chacun sa voiture », alors que la forte densité de population rendrait efficace les transports en commun) et une traversée éclair du pays en neuf jours. Heureusement, arpenter les forêts, suivre les canaux ou l’excellent balisage des pistes cyclables apaise et fait presque oublier les anomalies de notre société.
La famille qui nous héberge la première nuit connaît la France et trouve cocasse de recevoir ce soir d’octobre deux marcheurs français. Non parce que les Français les font rire, mais parce qu’ils leur sont antipathiques, et que deux Français qui marchent sont probablement fous. Avoir l’occasion d’observer à domicile et sans frais ce qui pourrait être une bizarrerie française est inespéré ! Car comme nos hôtes aiment à le répéter : « La France, quel beau pays ; dommage qu’il y ait les Français ! » Nous rions jaune devant cette intolérance sans complexe. Nous avons la désagréable impression de passer pour les bouffons d’une cour où les préjugés sont rois. Au cours du dîner, le père de famille évoque la catastrophe qui a eu lieu le 13 mai 2000 à Enschede : une fabrique de feux d’artifices implantée en ville a explosé, pulvérisant toutes les maisons sur un rayon de 200 mètres, et les vitres, sur un rayon beaucoup plus grand. Le bilan est lourd : plus d’une centaine de morts. Il a un film, conçu à partir de plusieurs vidéos amateurs. Nous voyant sous le choc – quoi de plus normal ? –, il insiste pour nous montrer le site. Il fait noir, c’est à plus de 40 kilomètres. C’est stupide, nous ne voyons rien que ce que nous avions imaginé : un terrain vague à la place de l’usine et des maisons. Cet exemple illustre ce qui se produit souvent chez l’habitant : un besoin de briller devant l’étranger ou l’inconnu qui vient chez lui, un besoin de se mettre en valeur pour obtenir une reconnaissance. Parfois, cela peut être drôle, c’est bien souvent ridicule. L’étranger de passage chez l’habitant aspire à une simple mais authentique relation. Une relation où les deux parties se sentent écoutées, au mieux comprises, une relation que le lendemain rend plus belle et plus forte car tout le monde emporte un peu du trésor de l’autre.
Bart nous ouvre la porte sans que nous ayons fini d’expliquer notre démarche. Il a compris que nous cherchions un endroit où dormir, cela lui suffit. Bart aime avoir des invités. En fait, s’il aime recevoir, c’est parce qu’il aime cuisiner. La cuisine, c’est son art. On peut donc dire qu’il nous attendait et, pour honorer notre venue, Bart se dépasse ! En anglais, Dorotéa, sa femme, nous parle des nouvelles qui bouleversent le pays : les funérailles du prince Claus pour lesquelles des milliers de Néerlandais se sont déplacés ; la dissolution annoncée aujourd’hui du parlement de coalition (majoritairement droite populiste) déstabilisé par l’assassinat de Pim Fortuyn, chef de file du parti populiste, l’avant-veille des élections en mai dernier. Émergent de nouvelles divergences au sein du groupe et d’autres élections vont avoir lieu. « J’ai l’espoir que cela repasse à gauche, la droite s’est rendue impopulaire en augmentant les impôts », nous confie Bart. Cette phrase, qui semble anodine, résonne dans ma tête jusqu’à en trouver la faille. Il y a un côté apeurant à se rendre compte qu’un peuple puisse faire basculer de gauche à droite (et vice versa) un gouvernement, sans autre conviction que celle de conserver son pouvoir d’achat. Mais Bart est avant tout un excellent cuisinier : « Chaque repas est différent, à chaque invité son menu. » Il s’est autorisé à préparer les plats les plus fous, un coup d’œil complice de Dorotéa l’en aura convaincu. Il faut le voir faire les cent pas entre le réfrigérateur et le four, en sueur, en transe. Avec une cuiller en bois à la main, il ressemble à un peintre devant sa toile, se demandant de quelle couleur il va user et dans quelles proportions. Mais c’est un maître chorégraphe que j’ose déranger, face à la danse incompréhensible des casseroles sur la gazinière pour en demander le sens. Silence. Il ne m’a pas entendu. Je ne suis même pas sûr qu’il m’ait vu. L’artiste reste imperturbable. Il change à la dernière minute le contenu des plats, improvise en cherchant dans ses réserves – ses tubes de peinture. Enfin, il prend la parole. Nous sommes conviés à table. Pendant plus de deux heures, plats et mets tournent dans nos assiettes. Un défilé de goûts, de couleurs, de saveurs. Malheureusement, il m’est impossible de rapporter exactement ce que nous mangeâmes durant ce repas, aussi succulent fut-il. À vous d’imaginer le meilleur !
À Nijmegen, nous avons une adresse, que Dorotéa nous a donnée ce matin. Il s’agit d’une Française, Françoise. C’est bête comme en traçant des plans sur la comète à partir d’un rien, on peut tomber de haut. Et de fait… Nous arrivons chez Françoise avant l’heure convenue, hésitons, puis sonnons. Elle ouvre :
« Oh ! Vous êtes déjà là, je n’ai pas eu le temps de préparer quelque chose ! Alors, je vais vous demander de vous déchausser, vous poserez vos chaussures là, le couloir sert aussi de garage pour les vélos, excusez-moi, mais je ne peux pas faire autrement. Alors, ici, tout est fait pour mes chats. J’ai cinq chats. Il ne faut pas les perturber, on va essayer de ne pas les déranger. Donc, vous mettez vos sacs ici, oui là. Maintenant, venez à la cuisine prendre un café. Vous buvez du café ?
— Euh, bonjour !
— Dorotéa m’a dit que vous parliez anglais. Mais je lui ai dit : “Comment as-tu fait ? Moi, je n’accepterai pas d’étrangers chez moi par les temps qui courent.” C’est vrai, je vous accepte chez moi uniquement parce que vous avez dormi chez Dorotéa et qu’elle m’a dit que vous étiez gentils, sans ça, il n’en était pas question. » Bart nous avait prévenus : « Il n’y a qu’un seul problème pour vous, elle parle français. » « Un seul » ?, je le trouve indulgent.
Françoise est obnubilée par la protection des animaux, elle milite dans des associations de défense de leurs droits. Elle n’oubliera pas de nous faire signer deux pétitions, contre la corrida en Espagne, et contre le transport de plus de 24 heures des animaux d’élevage. Les pétitions m’amusent, elles sont toujours « contre », jamais « pour ». Son engagement aurait pu être louable en plus d’être drôle si elle n’avait pas eu des propos racistes : « J’aime pas les éleveurs de moutons, ils élèvent pour tuer, et pour qui ? Pour les Muslims (musulmans en néerlandais). » Bien sûr, c’est risible car la question n’est pas très approfondie, mais il m’est difficile d’admettre qu’on puisse considérer plus un animal qu’un Yougoslave ou un Africain.
« Amsterdam, c’est la ville de la drogue et de la saloperie, dit Françoise.
— C’est la ville de l’amour et de la paix aussi », répond Rémi, son fils.
Rémi, 34 ans, vit toujours ici. C’est un personnage presque opposé à sa mère. Sportif, intellectuel, posé, de gauche, il mène sa vie de grand garçon avec la complicité d’une maman fière et amoureuse. Rémi nous offre aussi sa dose d’étrange en nous parlant de son travail. Il est éducateur spécialisé dans une prison pour tueurs « spéciaux », exemple : meurtre avec découpage en petits morceaux. « Ils ne sont relâchés que si, bien entendu, leur état psychologique change. Pas question qu’ils fassent dix, quinze ou trente ans et, qu’une fois dehors, ils perpétuent leur folie. » Ce travail plaît à Rémi qui a besoin d’action, ne supporte pas la tranquillité, et aime par-dessus tout sa liberté. À l’entendre, il ne dort pas. La nuit, il surfe sur Internet, étudie ou regarde la télévision avec, toujours à portée de main, son verre de whisky.
Le dîner est l’occasion pour Françoise d’essayer de comprendre notre marche et de partager ses impressions. « Mais pourquoi vous avez fait des trucs comme ça dans la montagne, si dangereux ? Vous ne pouviez pas aller tout droit ? » ou, en parlant du chalet de sa sœur dans les Vosges : « Une semaine là-bas et je suis foutue ! On peut pas se promener, il n’y a rien ! Un village perdu avec seulement une trentaine de maisons, là, dans la montagne. Oh moi, je deviendrais folle ! »
Et lorsque je raconte une histoire :
« Nous étions perdus dans cet alpage, entourés de vaches et de moutons, et…
— Des moutons ! Pour les Muslims ! Vous auriez dû les relâcher ! »
Nous n’avions pas échangé avec des Français depuis longtemps. Cette rencontre fut extraordinaire, peut-être trop forte pour métaboliser tout ce qui s’y est dit. Mais des bouts de dialogue errent encore dans nos mémoires et il nous plaît, sur le chemin, de les jouer, d’une façon qui ne peut être que théâtrale.
« C’est dommage que vous ne restiez pas plus longtemps, vous auriez pu faire du vélo avec Rémi. Hein, Mimi ? »

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