Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


21. France


Bruay-la-Buissière, Bailleul-aux-Cornailles, l’Étoile, pas de doutes, nous marchons dans la campagne française où presque chaque village nous réserve la surprise d’un nom du terroir dont comprendre le sens est amusant. La région Nord-Pas-de-Calais l’est moins, amusante. Elle est même désolante. Peut-être la saison actuelle n’est pas non plus celle qui la met la plus en valeur ? Mais je doute sincèrement qu’on puisse être charmé par cette terre froide et hostile aux étrangers. Ici, on cultive le repli sur soi et le blocage systématique à l’effrayante – car dérangeante – « culture ». Celle qui nécessite l’ouverture d’esprit et qui permet l’accès aux connaissances. Là où même le village voisin dérange, où l’on a envie de tirer un coup de fusil sur le voisin qui plante sa clôture dix centimètres trop loin, où l’on regarde passer le marcheur avec méfiance et dédain. Ici, plus on a l’esprit fermé, mieux on vit. Le décor des petites villes est à l’image de ses habitants : sombres, las, minimalistes car sans motivations, peureux et gris. Mon avis est subjectif bien sûr et n’engage que moi, mais c’est un mélange de peine et de colère qui me fait parler de cette contrée où nous sommes de trop. Bref, nous avons la nette impression de traverser une région qui se meurt, qui tombe dans l’oubli, mais dont personne ne se préoccupe. Dominique A. est sûrement passé par là lorsqu’il a écrit sa chanson « Je suis une ville ». Nous ne croisons pas beaucoup de jeunes gens : la tendance est à la fuite, et elle est légitime. Ceux qui restent sont ceux qui s’estiment trop vieux pour changer de cadre de vie ou simplement pour vouloir voir à quoi ressemble le monde alentour (pas forcément moins triste dans l’absolu mais quand même plus prometteur). Sont-ils tristes ou gais ? Nous ne le savons pas car ici rien ne se reflète et rien ne résonne. D’où vient cette déprime générale qui flotte dans l’air, cette maladie inoculée il y a trop longtemps pour être combattue. Leurs parents et grands-parents la leur ont sûrement transmise à la naissance, inconsciemment. Ils sont comme eux marqués par la crasse, la fatigue sans fin imposée en échange d’une bouchée de pain et d’un minuscule pavillon accolé à ses pairs – rigoureusement identiques – en guise de maison ?
Des mines. On n’extrayait pas seulement du charbon dans cette région-là, on extrayait aussi et surtout la vie. Elle a été volée, la vie. Ces paysages qui défilent sous nos yeux sont bien morts, ils ont été abusés, surexploités, violés. Ces cônes parfaits que sont les terrils ne sont que d’humbles monuments qui s’érigent en mémoire du passé pour l’honneur des hommes morts au « champ de bataille » de la révolution, industrielle. Seuls les bouleaux et quelques plantes rases violacées poussent sur ces terrils chauds et secs. Au pays des « gueules noires », nous ne nous attardons pas, nous avons soif de jolis villages, de forêts et de lumière. De couleurs.
Averdoingt, un village de la Somme comme tant d’autres. Nous y arrivons avec les imperméables trempés et les jambes épuisées : nous sommes rincés par une bonne fatigue. Nous voyons de la lumière à la mairie, nous suivons la même démarche qu’en Espagne (où l’accueil n’est pas des plus spontanés) : trouver le maire et faire une requête « officielle » afin d’obtenir un abri pour la nuit. La secrétaire qui travaille encore malgré l’heure tardive nous ouvre la porte et nous donne l’information recherchée. Du bout du doigt, par la fenêtre, elle nous indique la maison de l’élu. Ce dernier, très jeune, ne rentre pas dans notre jeu et joue l’hypocrite : « C’est que chez moi, je suis complet », mais un garçon d’environ sept ans, qui depuis le début de la scène est accroché au pantalon de son papa, dit naturellement : « Chez mamie, il y a plein de lits, faut appeler Mamie ! — Mais non, tu es bête. Il a de drôles d’idées mon fils. Ben, je ne sais pas. Allez chez Dudu. Ouais, allez chez Dudu ! il est sympa Dudu. »
« Chez Dudu », c’est le bistrot du village. Guère convaincus, nous passons néanmoins devant, cachés par une obscurité oppressante (il n’y a pas de réverbères) d’où nous restons perplexes en vue des « piliers de comptoir » pas très rassurants. Inutile donc. Nous quittons ce village de deux cents habitants, il fait noir depuis longtemps maintenant et le sol est inondé, mais au pire, c’est vrai, nous avons notre tente.

© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.