Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

           


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


2. Massif central


La marche, la recherche de nourriture et d’eau, nos nombreuses rencontres, la modification de notre notion du temps, la vie au présent, l’observation de ce qui nous entoure, la lecture de nos cartes et livres, tout ceci nous entraîne rapidement du dur réveil matinal à la fatigue et à l’obscurité du soir. Et quand nous avons du temps, c’est qu’il fait trop chaud pour marcher, penser ou écrire, voire pour dormir.
Nous nous sommes quittés dans le Puy-de-Dôme. Le soir du 14 juillet, à Orcival, une demande d’eau s’est transformée en offrande de couvert et gîte par un couple angevin qui tient des chambres d’hôtes. Ce soir-là, des passionnés d’équitation s’y retrouvent pour une balade de week-end. Nous atterrissons à leur table : gastronomie locale – Saint-Nectaire, Coteaux d’Auvergne –, bonne humeur, tour d’Europe et musique – François avec son unique morceau de tin whistle et moi avec mon maigre répertoire sur une guitare miniature. Une femme du groupe nous propose de saisir notre premier carnet de route et de l’envoyer par Internet. Nous acceptons volontiers et l’en remercions.
Le lendemain, nous continuons notre descente plein sud vers l’Aveyron. Le puy de Sancy est dans les nuages. Nous ne prendrons pas les crêtes pour le rejoindre mais le contournons par l’ouest. Nous passons par une ferme expérimentale de l’INRA où un jeune responsable nous fait visiter une installation moderne avec un robot de traite, pour des expérimentations sur l’alimentation et la qualité du lait de nombreuses vaches laitières Prim’Holstein. Quelque temps après, nous prenons un PR, le bon d’après les explications de nos hôtes d’hier. Mais après deux heures de marche, nous revenons au même endroit : une aire de repos sur une route. Choc. Nous n’avons plus le choix : prendre cette départementale où défilent des voitures de touristes pour le lac de Guéry. Nous descendons à travers bois, dans la boue qui recouvre nos chaussures et bas de pantalon. François m’appelle à l’aide au milieu d’une mare de boue. Nous arrivons à Mont-Dore, halte du soir.
De l’autre côté du puy de Sancy, surpeuplé, nous côtoyons des vaches Salers aux superbes cornes et marchons sur un sol tourbeux noir. Au soir, nous plantons la tente sur le GR 4, à proximité d’une ferme. On y fait du fromage avec du lait des vaches Salers, qui sont traites deux fois par jour en présence de leurs veaux. Souffles et cloches des vaches nous réveillent le lendemain matin, c’est le défilé d’une cinquantaine de bovins curieux. Après une journée de marche sous une pluie fine, perdus sur des plateaux, nous descendons vers une ferme habitée par-delà plusieurs passages de barbelés et de clôtures électriques parfois délicats. À la tombée de la nuit, nous sommes invités par une paysanne à boire le café, en présence de son petit-fils amoureux de ses bêtes dont il connaît le nom de chacune. Comme nous ne fumons pas, madame Dumas nous accorde un coin de grange pour y dormir.
Après une nuit ventée et pluvieuse, nous nous réveillons bien plus tard que monsieur Dumas, qui trait ses 90 vaches à 3 heures du matin ! Un chocolat chaud nous est offert, de même qu’un sac de provisions de plus de deux kilos. Quel accueil ! C’est avec ce surpoids que nous traversons le plateau du Limon, balayé par un vent fougueux et puissant, souvent contraire. Il n’est pas rare de faire deux pas sans avancer. Des passages marécageux nous obligent à optimiser nos pas : atterrir doucement sur des touffes d’herbe. La sentence serait sinon fatale : enfoncement jusqu’aux genoux, avec l’inhabituelle sensation de mettre le pied dans le vide. Malgré ces difficultés, nous avons le plaisir de côtoyer chevaux et vaches de toutes robes sous un ciel où le soleil perce subitement les nuages. Un ciel menaçant nous arrête au pied du puy Marie et nous contraint à nous réfugier sous un toit de tôles. La pluie et les rafales de vent sont violentes. Nous gelons dans nos duvets prétendument confortables jusqu’à – 2 °C. Un scout, Xavier, nous y rejoint. Il est en raid, en short, sans tente, sans sursac, sans couverture de survie, seulement avec un duvet et des biscuits infâmes. Le fou !
Le lendemain, nous patientons toute la matinée sous la tente à espérer une accalmie. Enfin, à midi, nous partons, couverts de la tête aux pieds, avec un vent d’ouest continu, humide et froid, qui nous anesthésie la joue droite et nous oblige à marcher penchés. Régulièrement, une douleur nerveuse m’immobilise la jambe gauche puis disparaît rapidement. François apprécie une courte rémission de ses douleurs aux pieds. Continuellement entourés de brume, nous arrivons à Thiezac, sans avoir apprécié le paysage, où seul un bout de pelouse municipale nous accepte pour la nuit.
Nous quittons les sentiers. Au programme : 50 kilomètres de goudron à 5-6 km/h en un jour et demi sous un ciel couvert avec, à la clef, un accueil chaleureux de la part d’Alice et d’Émile Valenq, à Huparlac, dans l’Aveyron. Mais les pieds de François nous imposent un rythme bien particulier, pour résister à cette épreuve chaque heure de marche est suivie d’une demi-heure de pause le temps que la douleur s’amenuise. Et c’est en souffrant que François retrouve ses amis. Toutefois le bonheur est là, avec l’attention toute particulière que nous offrent « Mimile » et « Licette ». Nous dormons dans un vrai lit, mangeons croissants chauds le matin, aligots et autres plats succulents midi et soir en savourant l’eau pure de la fontaine. En ce qui concerne l’agriculture, Émile n’apprécie guère José Bové et, curieusement, associe le mouvement de 1968 avec les rave-parties d’aujourd’hui. Nous avons droit à une visite guidée des environs, du village, où nous sommes, à Espalion où nous rencontrons monsieur Mazares, meilleur joueur du siècle de quilles de huit, ainsi que le journaliste local qui se réjouit de pouvoir rédiger un article sur d’autres marcheurs que ceux de Saint-Jacques. Mais les trois jours de vacances sont terminés, nous prenons la direction du levant, Laguiole et ses couteaux, puis Aubrac que nous ne trouvons pas. Nous perdons le balisage rouge et jaune du GR de pays et suivons un chemin qui nous mène à un buron – maison de berger – isolé. Nous y sommes accueillis par de jeunes archéologues professionnels et amateurs. Le lendemain, avec Marco, nous visitons ce site, unique en France : un buron du XIe siècle fouillé et analysé depuis trois étés consécutifs. Nous rejoignons Aubrac, minuscule village tourné vers le pèlerinage compostellan. Suit la traversée du plateau d’Aubrac, où pendant plusieurs centaines de mètres nous essayons la marche pieds nus, rafraîchissante et relaxante sur l’herbe tendre.
Après la longue traversée des plateaux herbagers de la veille, nous empruntons des chemins de cailloux blancs entourés de petits pins malades puis envahis de ronces, d’orties et de framboisiers remplis de baies succulentes. N’y a-t-il personne sur le GR 60 ? Nous avons traversé le Lot, nous sommes en Lozère. L’élevage laitier remplace l’élevage allaitant. Les prairies cultivées, essentiellement composées de luzerne et de trèfle violet, remplacent les prairies naturelles. Le temps orageux nous pousse vers une ferme où le paysan nous offre un coin de grange ainsi qu’à manger – nous avons traversé des villages sans épicerie depuis Laguiole. Un jeune de Tours, ancien professeur de lycée, s’est associé avec lui pour élever 500 brebis laitières pour le roquefort : un retour à la terre étonnant. Nous traversons des plateaux et des causses magnifiques, où alternent champs caillouteux et désertiques remplis d’herbes jaunes, champs de luzerne grasse, champs de céréales battues et bosquets de petits pins. L’orage éclate, des gouttes énormes fondent sur nos imperméables. Nous nous abritons à Sauveterre, village toujours sans épicerie, avant de terminer notre traversée des Causses où nous rencontrons un vieux paysan du cru.
Nous longeons le parc des Cévennes, décevant paysage calcaire de pins, puis agréable succession de forêts de feuillus et de hameaux. Nous rencontrons une chaleureuse famille de Vendéens en vacances. À Villefort, étape du soir, François opte pour les antalgiques et anti-inflammatoires face à ses douleurs aux pieds, grandissantes. Nous entrons en Ardèche : roche calcaire, gorges merveilleuses, petits pins, bouleaux, châtaigniers, hêtres, oliviers, pêchers en fruits, vigne, garrigues et beaucoup, beaucoup de touristes, surtout néerlandais et belges. Nous sommes le premier jour d’août, et continuons le voyage à trois. Béatrice, l’amie de François, nous rejoint pour treize jours de marche. Le rythme diminue. Nous passons de 25-30 kilomètres par jour à 5-15 kilomètres, de 15 kg sur le dos à 20 kg, dormons plus, mangeons mieux, n’hésitons pas augmenter la fréquence des pauses et à occuper nos après-midi par des siestes à l’ombre, le soleil étant écrasant. Nous traversons l’Ardèche par des sentiers souvent entourés d’une végétation monotone qui cache le paysage – chêne vert, genévrier, pistachier, alisier, herbes piquantes et chardons bleus – même si, quelquefois, des alignements de lavande s’ouvrent à nos regards.
En remplacement de la sieste habituelle, nous avons pu nous baigner dans l’Ardèche, visiter le joli village de Saint-Montan où Isabelle et « Jésus » ont su nous recevoir, discuter avec des Belges en vacances, ou encore, à Dieulefit, manger avec des amis angevins de retour de vacances : nous en profitons pour leur confier notre appareil photo à mettre en réparation. C’est aussi à Dieulefit que nous rencontrons Arnaud Tortel. Sur le chemin de Bourdeaux, nous passons par la chapelle de Comps, où un concert gratuit de musique classique est donné par un violoncelliste, un pianiste et deux flûtistes. Le premier morceau, de Jean-Sébastien Bach, sert également de générique à « La Belle Verte » de Coline Serreau, notre film culte. Nous savons que cette dernière habite sur les hauteurs de Die. Nous la chercherons les jours suivant, sans résultat. Mais notre tour d’Europe est un film continu fait de rencontres involontaires, variées, passionnantes ou amusantes. Notre film perd une actrice à Saillant, nous continuons à deux.

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