Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

     


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


19. Allemagne


Quatre cent cinquante kilomètres de pistes cyclables, le plus souvent à quelques mètres des routes et invariablement bordées de champs cultivés, avec çà et là une éolienne. Vingt-six kilomètres par jour, c’est notre meilleure moyenne dans un pays, sans doute parce que rien ne nous invite à flâner. Sans l’hospitalité inconditionnelle des Allemands du nord et une météo clémente, le moral n’aurait pas résisté. Au deuxième jour nous demandons l’hospitalité dans une ferme. Le paysan revient juste des champs, il nous fixe intensément du regard, descend de son tracteur et vient vers nous. Il nous serre durement la main. Nous sommes intimidés. Mais l’objet de notre visite lui décroche le sourire, il devient accessible en quelques secondes et notre curiosité l’enchante :
« L’éolienne ? On l’a achetée à quinze avec un emprunt sur neuf ans, elle a coûté 1,5 million d’euros. Elle produit bien plus d’électricité que la consommation des quinze foyers, l’EDF allemand est obligé par l’État de nous acheter l’excédent 8 cents d’euro le kilowatt, ça permet de rembourser les annuités. Au bout de neuf ans on produira de l’électricité gratuite ! Le problème c’est que le kilowatt nucléaire français ou suédois coûte 4 cents d’euro, alors l’EDF allemand fait pression sur le gouvernement pour diminuer le prix de l’électricité éolienne. Tant que les verts sont au gouvernement, il n’y a pas de risque. Quant à ce que j’épandais ? De l’antilimaces. Une limace noire venue d’Afrique pullule depuis deux ans. Elle broute tout. Je n’aime pas traiter, mais sans ces granulés bleus il n’y a plus rien et il faut ressemer. Et il faudra sûrement le faire chaque année car les prédateurs détestent le goût de cette nouvelle limace. »
Puis, autour d’un repas froid traditionnel fait de pain, de fromage et de charcuterie :
« Le rideau de fer était à 50 kilomètres d’ici. Il était composé de deux murs séparés par une bande de sable de 10 mètres de large avec des mines. Côté est, il y avait des pistolets automatiques et des chiens de combat. 10 kilomètres plus loin, des gardes enregistraient et contrôlaient chaque passage, même celui du paysan du coin qui devait emprunter le chemin plusieurs fois par jour. Un mois après la chute du mur, j’ai exploré cet autre monde. La pauvreté et l’insalubrité m’ont bouleversé. Pourtant je savais à quoi m’attendre. Dans ce pays plat nous captions la chaîne de propagande : c’était trop gros, si drôle. Eux aussi captaient nos chaînes, ils n’étaient pas déconnectés, excepté dans les zones de collines et de montagnes où les ondes n’allaient pas loin et le choc culturel était alors bien plus brutal. »
Il revient à des thèmes plus agricoles :
« En vue d’un meilleur bien-être animal, une loi de l’Union européenne oblige l’agrandissement des cages de poules pondeuses à 750 cm2. Alors de nombreux élevages sont délocalisés en Pologne, pour continuer à produire des œufs au moindre coût dans les cages existantes. Or la loi allemande dit que si le chef d’exploitation est allemand et vit côté allemand à plus de 50 kilomètres de la frontière polonaise, les œufs sont considérés comme allemands et peuvent inonder les supermarchés sans distinction avec les autres œufs produits en Allemagne. C’est absurde. Non seulement les œufs proviennent toujours de poules élevées dans des cages de 450 cm2, ce qui n’est même pas la surface d’une feuille A4, mais en plus ça crée du chômage en Allemagne. »
Mais ce qui exaspère le plus Georg ce sont les mouvements de marchandises polluants et consommateurs d’énergie non renouvelable, pour des raisons financières : « Les crevettes pêchées à 20 kilomètres d’ici, en mer Baltique, sont étêtées et équeutées au Portugal ou en Grèce, pour être consommées en Allemagne. Ou, encore bien plus fou, le blé produit dans la région de Hambourg est exporté en Tunisie à grand renfort de subventions européennes. Or les élevages hors sol de la région, grands consommateurs de céréales, importent du blé d’Argentine. Le port de Hambourg est agité d’un constant va-et-vient. Ça charge, ça décharge. La perte d’énergie est énorme. Ça crée de l’activité, de l’emploi, mais à quel coût social et environnemental ? »
Il est minuit passé, mes paupières peinent, je suis seul avec Georg, intarissable. Je rejoindrai bien François dans la chambre offerte pour la nuit, où un lit m’attend. Un lit. Il faudrait que j’écrive la discussion de ce soir et que je prenne des photos de Georg, mais je n’en ai pas le courage, je suis tellement fatigué. Après une journée de marche éprouvante, le repos est mérité. Nous pourrions planter la tente, mais nous avons choisi de terminer chaque journée par une rencontre, une dépense d’énergie supplémentaire que nous regrettons rarement.
Des feuilles mortes qui tombent des arbres à chaque rafale de vent froid, l’automne. Comme chaque soir, donc, nous frappons à la porte d’une maison. Cette fois la réponse est surprenante : « Vous trouverez une famille francophone à l’autre bout du village. » Près d’un kilomètre plus loin, Mme Maas nous ouvre sa porte. Elle n’écoute qu’à moitié notre explication complète, nous inspecte et demande :
« Vous voulez de l’argent ?
— Non, juste passer la soirée avec vous. »
Soulagement. Sourire. La barrière de peur est passée.
« Depuis combien de temps marchez-vous ?
— Un an et quatre mois.
— C’est génial ! Entrez seulement !
— Seulement ?
— Oui, enfin, non. Ah, c’est vrai, vous ne dites pas ça en France. Je suis Suisse, du Valais.
— Justement, on en vient ! En faisant un petit détour.
— C’est vrai ? Oh, c’est extraordinaire ! »
Elle se retourne.
« Les enfants ! On a de la visite de France, c’est génial ! Deux garçons qui font un tour du monde.
— D’Europe seulement. »
Le père et les quatre enfants sont comme elle, euphoriques, chaleureux, naturels. Face à cet enthousiasme inhabituel, nous n’hésitons pas à partager au maximum, jusqu’à la fatigue.
« Vous n’en avez pas marre de répondre toujours aux mêmes questions, chaque soir, c’est peut-être cela le plus dur ?
— C’est normal, en échange de l’accueil. Le côté répétitif des questions de base est fatiguant mais c’est le point de départ d’une discussion plus profonde et élargie. Nos hôtes ont besoin de connaître notre personnalité avant de se confier. »
Nous montrons quelques photographies numériques du voyage, accompagnées d’extraits de nos archives sonores. Mme Maas s’exclame : « C’est fabuleux quand même, je veux dire c’est génial ! »

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