Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied



François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


1. Dieulefit (Drôme)


Le vendredi 10 août, nous arrivons à Dieulefit, dans la Drôme. Mes pieds me font terriblement souffrir et je me demande comment continuer ainsi. Combien de temps avant que mon corps parvienne à supporter les exigences de notre marche intense et quotidienne ? Comment tenir dans ces conditions l’objectif que nous nous sommes fixé ? Je ne suis pas seul après tout. J’ai peut-être surestimé mes capacités…
Nous avons rencontré Arnaud Tortel par hasard, grâce à notre discussion avec une hôtesse de l’office du tourisme. Arnaud a 31 ans, est marié et a une petite fille. Il est kinésithérapeute, à Dieulefit. D’emblée, cet homme semble bien dans sa peau ; il est solide et rayonnant, souriant et désireux d’aider son prochain. Il a lui-même déjà été tenté par l’aventure et a mené plusieurs expéditions dans le Grand Nord, en solitaire ou avec son compagnon Rodolphe André. Il nous fait part du formidable enrichissement humain qu’il en a tiré. Nous lui relatons notre projet, modestement, intimidés par son expérience et par son étonnante tranquillité. Et je suis bien sûr amené à lui parler de la douleur qui me handicape et m’empêche parfois littéralement d’avancer : « Dans ces moments-là, c’est comme si elle me vissait au sol ? ça me prend là ? la plante des pieds ? » Arnaud me parle. C’est d’abord le kiné qui parle. Quelques questions, quelques conseils. Puis c’est quelqu’un d’autre qui parle. J’ai envie de dire : Arnaud lui-même ; non plus le technicien, mais l’homme. Et là, à Dieulefit, déjà à quelques centaines de kilomètres de chez moi, après avoir marché plusieurs semaines, Arnaud m’apprend que je ne serais pas encore parti ! C’est un vrai choc.
Il parle. Cette douleur aux pieds n’est pas une simple usure physique, mécanique. Celle qui touche mes épaules non plus d’ailleurs. Elle n’est pas simplement due au poids du sac à dos. Je suis parti certes, mais trop de liens me retiennent encore, des liens qui me tirent en arrière, m’empêchent d’avancer. Je n’ai pas su « quitter ». Je suis donc resté là-bas, à Angers. Choisir la marche pour voyager, c’est justement « se mettre en marche ». Ce n’est pas n’importe quel voyage. Je ne l’ai pas choisi par hasard. C’est étrange, mais en écoutant Arnaud je comprends qu’il y a sûrement une cause déterminante qui a motivé ce choix – elle est obscure, elle m’échappe, mais peut-être ce voyage me permettra-t-il de la saisir ?
Deux mots reviennent souvent dans ce que me dit Arnaud : « lâcher prise ». Lâcher prise. À commencer peut-être par les objectifs de notre voyage. Non pas y renoncer, mais oser les oublier. Cesser de se projeter dans l’avenir, cesser de vivre dans le « possible ». Simplement vivre le voyage lui-même. J’ai rêvé ce voyage, j’avais hâte d’y être. Maintenant que j’y suis, j’ai hâte d’être en Irlande ou en Norvège. « Avant ça, il y a d’autres pays passionnants, me dit-il. Il faut encore une fois lâcher prise, et vivre au jour le jour. On est ici, ici ! Demain on sera ailleurs ! Le retour en France, c’est dans plus d’un an, peu importe ! » Cette évidence me cingle le visage, physiquement. Le sang afflue dans mes joues, je rougis. Je n’ai rien vu de ce que j’ai traversé jusqu’à présent. Les terres, les paysages que nous avons arpentés en plus d’un mois de marche, je ne les ai pas vus ; ce sont tout au plus des trophées stériles prêts à être brandis à mon retour. Cela Arnaud ne le dit pas. Cela personne ne pouvait me le dire.
Nous quittons Dieulefit dans l’après-midi. Je marche à l’écart, en retrait.
Le lendemain, j’ai même failli ne pas m’apercevoir que je n’avais plus mal aux pieds ?

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