Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

                 


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


12. Irlande


Du port espagnol de la Corogne, nous espérons partir pour l’Irlande à bord d’un voilier. Nous dormons pour l’instant dans un centre d’accueil pour étrangers en situation provisoire. Je n’aurais pas trouvé meilleur terme pour nous définir. C’est un dortoir et, bien sûr, il y a un ronfleur…
Un jour, alors que je guette patiemment l’arrivée des bateaux au port, un voilier irlandais paraît. Un marin à la barbe rousse en débarque ; je l’aborde timidement, craignant une réponse négative. Les dix mois de marche passés, les huit autres à venir, nos projets, l’envie de rejoindre l’Irlande par la mer, je parle de tout, je n’oublie rien. Il m’écoute attentivement et finit par m’annoncer que je dois recommencer devant le capitaine du bateau. Plus vieux, chauve, trapu, ce dernier souhaite en parler avec son compagnon de mer, seul à seul. Ne sachant quoi faire, je compte les minutes d’attente, à distance. Une tête sort enfin du cockpit, et Sean, le skipper, me dit : « Come in ! », puis d’une manière très solennelle qui doit l’amuser, il m’annonce que Flo et moi sommes les bienvenus à bord du Sullivan John. Je souris et respire, ou peut-être l’inverse. Je rentre annoncer la bonne nouvelle à Florent qui écrivait dans la chambre d’un internat, aux petits soins d’Esther, la professeur de français, et du directeur, qui nous avait gavés de tortillas. La semaine passée, nous étions intervenus devant les élèves, pour leur expliquer notre voyage et notre vision de l’Europe. Ce fut notre dernière action en terre espagnole.
Le 2 mai au soir, nous rejoignons le bateau pour y passer la nuit avant le départ. À notre arrivée, le moteur est déjà en marche, Sean et Paul s’agitent sur le pont. Le temps est favorable, aussi faut-il partir maintenant ! Tant pis pour les dernières tortillas avalées à la va-vite ! Il paraît que fixer l’horizon est efficace contre le mal de mer. Mais que faire quand la nuit est tombée ? Pour ma part, je préfère rester dans ma couchette plutôt que de nourrir les poissons… Dire que Flo s’acclimate mieux que moi est relatif : le deuxième soir, alors que Sean lui sert sa part de bouillon aux légumes, il pâlit et me tend son bol, comme pour éloigner le mauvais sort. Hélas, l’idée de vomir s’est irrémédiablement logée dans sa tête et le voilà s’éloignant sur le pont, en quête de tranquillité et d’air frais…
Dans la nuit, Paul vient me chercher pour effectuer mon quart ; de toute façon, les vagues qui soulèvent le bateau m’empêchaient de dormir. Quitte à rester éveillé, autant être debout et se rendre utile. Contrôler à vue et au radar la présence d’autres bateaux, surveiller le cap de 354 °, la température et la pression d’huile du moteur, qui tourne depuis le début, sont des tâches passionnantes.
Le 6 mai, la mer se calme ; allongés sur le pont, nous nous réchauffons au soleil. Sean insère dans la stéréo du bateau un disque de Sharon Shannon, célèbre musicienne irlandaise passée maître dans le jeu de l’accordéon. Nous sommes presque en Irlande. D’ailleurs, en milieu d’après-midi, la côte est en vue. Deux heures plus tard, le Fastnet Rock (un phare sur un récif à 7 kilomètres du rivage) se dresse devant nous. Derrière lui, c’est l’île de Cape Clear qui s’étire. Après ce périple sur une mer agitée, l’Irlande, pays des moutons, des tourbières et des pubs est enfin à portée de vue.
Baltimore est un hameau coloré organisé autour du port. C’est un modeste hameau, mais qui compte trois pubs, quand même, et de nombreux moutons. À peine le voilier apponté, c’est dans un bar que Sean et Paul courent déguster la mousse d’une Guinness. Nous les rejoignons pour goûter à l’ambiance, saisir les nouveaux détails. Quand nous entrons dans le pub, une seconde suffit à percevoir la différence avec le monde que nous avons quitté à La Corogne ; c’est calme. Il y a des gens à chaque table, mais ils chuchotent. Il y a de la musique – irlandaise, évidemment – mais à un volume très bas. Ici, on prend le temps de vivre et d’écouter, de respirer. Le contraste est de taille avec les bars espagnols où la télévision rivalisait avec la musique, et où il fallait crier pour se faire entendre. Nous sommes vraiment en Irlande ! Une surprise qui nous fait plaisir, nous secoue, nous réveille. Nous sommes sur la route pour ça, pour être étonnés à chaque pas.

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