À pied à travers la Mongolie (I)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2001 la Mongolie d’est en ouest.


10. De Sant à Arvaïkheer : la steppe de seigle


La sueur dévale le front plissé par l’excitation, saute le fossé des globes oculaires et s’écrase sur des joues qui paraissent ointes de graisse tant elles brillent. Se délectant de nos gâteaux secs et de nos bières, l’épicier menace de ne pas nous rendre Hydrocéphale, mis en pension chez son amie. Pourquoi avons-nous confié notre hongre à cet ivrogne ? Comment avons-nous pu croire un homme pourri par l’opulence et l’appât du gain ? Quelle bêtise m’a aveuglé, moi d’habitude si méfiant ? Plus enclin à écraser mon poing sur le visage de ce type d’individu qu’à répondre à des questions d’ordre personnel, je laisse Laurent nous extraire, Hydrocéphale et moi, de Sant. Sant, une bourgade délivrée de toute loi où nous avons rencontré autant de fous que de fainéants, et autant de fainéants que d’habitants. Sant, une bourgade aux âmes perdues, abordée dans la joie et quittée avec empressement. Pour fuir ces lieux, nous trouvons refuge dans l’effort et avalons les kilomètres. Nos organismes réclament des doses croissantes de nourriture pour tenir le rythme. Nous ne connaissons pourtant pas la faim décrite par T. E. Lawrence comme étant « le cri d’un corps à la peine, vide depuis longtemps et défaillant de faiblesse ». Non, notre nourriture manque simplement de variété et de goût. Si nos vivres comblent nos besoins énergétiques, ils ne rivaliseront jamais avec les bons petits plats de Maïté. Ils nous rapprochent même de notre service national. La gastronomie n’a pas sa place dans un voyage que trop de contraintes climatiques, logistiques et pratiques viennent alourdir. Toutefois, deux mois d’expérimentation sur le terrain et huit cents kilomètres parcourus nous ont permis d’établir l’organisation et la composition de nos repas. Les deux premiers de la journée sont préparés sans l’aide du réchaud. Consommés rapidement, ils représentent un gain de temps vite converti en kilomètres et repos supplémentaires. À l’opposé, le dîner est censé combler les frustrations de la journée. Il est chaud, consistant et savouré plus lentement que les précédents. Juste récompense de notre labeur, il représente le trait d’union parfait entre l’effort et la nuit qui s’offre à nous.
Légers, compacts et économiques en eau, tels sont les aliments adaptés à notre progression. Si l’on ajoute à cela le faible achalandage des échoppes, notre gourmandise est peu souvent flattée. Ainsi, à l’aube, une mixture de farine, sucre et eau est avalée avec moult grimaces. Le déjeuner nous permet d’apprécier la qualité des chocolats d’Europe de l’Est – les tablettes hongroises devançant de très loin leurs rivales bulgares. Enfin, nous concluons la journée par un véritable feu d’artifice culinaire : cent grammes de nouilles chinoises et leurs épices incendiaires.
En parvenant à Arvaïkheer, avant d’emprunter ce que les Mongols nomment la « piste noire », la route goudronnée en provenance d’Oulan-Bator, nous évitons soigneusement la caserne, laissons le stade à gauche et contournons l’imposant immeuble de la poste pour tomber face au monument aux morts de l’Övörkhangaï. L’immense sentinelle d’airain au casque orné de l’étoile rouge ne parvient pas à enrayer notre charge vers l’épicerie et ses yaourts russes – périmés, cela va de soi. Le simple nom de la ville dans laquelle nous arrivons, Arvaïkheer ou « Steppe de seigle » avait suffi à mettre Hydrocéphale en appétit. À peine moins gloutons que lui, nous laissons les sardines fumées de Lettonie remplir nos estomacs et la bière coréenne brouiller nos sens. Mon esprit n’a plus alors pour prison un corps las et pesant, mais un écrin d’ouate le laissant vagabonder à son aise sur les hauteurs voisines, les montagnes au pied desquelles la capitale de la province d’Övörkhangaï a été construite, les montagnes sur lesquelles se goinfre à présent notre hongre, celles-là même que nous voyons depuis des jours se profiler à l’horizon. Rivés aux jumelles, nos yeux ont patiemment détaillé les contours, la masse et les ombres de ces îlots de verdure et de roche. En comparaison, les murailles de Jéricho ne furent que de piètres levées de terre. Nous garderons longtemps sur notre gauche le pic tenant lieu de perchoir au soleil couchant. Dans les jours à venir, nous remonterons vers le nord, vers Karakorum, l’ancienne capitale des khan, le nombril des empires des steppes.


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