À pied à travers la Mongolie (I)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2001 la Mongolie d’est en ouest.


12. Eren-Khot (Mongolie-Intérieure, Chine) : un clafoutis dans le Gobi


Entre la Chine et la Mongolie s’étend un no man’s land d’à peine sept kilomètres. En son centre, comme un grand coup de rasoir lacérant la chair du Gobi, une étroite bande d’asphalte bordée de barbelés et de défenses antichars relie les villes d’Eren-Khot et de Zamiin-Üüd, respectivement chinoise et mongole. Parcourir cette voie en six heures (les sept plus longs kilomètres de ma vie) m’a permis de comprendre que : « Ce qu’en Mongolie vous trouvez, en Chine est acheté ». Sous ces paroles de sage se cache un trafic continu entre les deux pays : les jeeps, minibus et camions qui entrent vides en Chine retournent en Mongolie le lendemain, écrasés sous le poids de denrées et de produits en tout genre. Ballots et paquets, cartons et sacs, meubles et colis au contenu douteux, tout s’empile en une cargaison énorme, un tas informe et instable, un chargement irraisonné menaçant de rompre un réseau de liens et de bâches, de filets et de sangles qui ne font que retarder la chute de l’ensemble. Les échoppes de l’empire du Milieu proposent des milliers d’articles peu coûteux et introuvables en Mongolie et en Russie. D’où d’énormes flux d’argent à sens unique vers la Chine, où les citoyens mongols n’ont nul besoin de visa pour se rendre.
Ce n’est pas un hôtel qui nous abrite, à Eren-Khot, mais un caravansérail. S’y réfugient pour la nuit des Mongols venus acheter ici à bas prix ce qu’ils revendront avec un important bénéfice à Oulan-Bator et dans les capitales d’aïmak. Entre ces murs de brique, entre frères mongols, loin des policiers et des douaniers chinois, sont acheminées puis emballées, parfois dissimulées, les marchandises qui, à l’aube, arrimées sur une armée de véhicules partiront vers la « terre des herbes », la Mongolie. Fataliste, contraint pour obtenir un second visa de trois mois de stationner dans une ville chinoise, j’observe avec attention ce trafic et, dans un tout autre registre, savoure la gastronomie locale. Les gourmets tiennent pour fruste la nourriture de la Chine septentrionale. Mais ont-ils goûté aux spécialités mongoles avant de juger sévèrement une cuisine aussi succulente et variée ? Je ne pense pas ; sevrés de soupe au mouton et aux pâtes, ils n’auraient pas critiqué ce poulet braisé, ce canard laqué ou même ce bouillon pimenté à la coriandre dont je régale mon palais en attendant mon passeport et en rêvant d’ailleurs ?
« Tiens, des barbus ! » avait dit Claude, géologue de la Cogema en mission dans le Gobi, en pénétrant dans la yourte-mess. « La yourte-mess, qu’était-ce ? », me demanderez-vous. Un paradis à l’ombre duquel nos verres furent remplis de muscadet, en accompagnement d’un pot-au-feu et d’un dessert inimaginable dans le Gobi : un clafoutis aux cerises. Ah ! mes amis, souffrez, regrettez, haïssez, maudissez votre absence et le confort qui vous ont tenu loin, non de notre voyage, mais de cet entremets de choix ! C’est en jouant à la pétanque, au crépuscule pour donner tout son arôme au jus de houblon dégusté, que Laurent et moi contemplâmes notre bonheur. Claude Giger a prospecté dans toute l’Asie centrale et en Russie. Avec Sébastien Hocké, nouveau venu dans la géologie, il dirige les sondages effectués à l’aide de trois foreuses russes dont l’âge et l’état laissent dubitatif sur leur efficacité. Pourtant, les carottages sont menés à plus de cent mètres de profondeur. Le résultat des prospections, des centaines de carottes d’argiles plus ou moins riches en minerai d’uranium, est aligné derrière le campement, en une sorte d’immense potager minéral.
Une main brutale me sort de ce songe. Le rêve s’interrompt, les souvenirs s’estompent : le consul de Mongolie à Eren-Khot me tend nos passeports. Un second visa de trois mois y figure. C’est gagné ! Mais à la joie succède vite l’épuisement. Terrassé depuis cinq jours par la fièvre, Laurent gît à mes côtés. Et il nous faut encore, après trente heures de jeep et de train – et combien d’usantes et coûteuses tracasseries administratives ? –, rejoindre Kharkhorin, la moderne Karakorum, où nous attend Hydrocéphale.
Si la mémoire me permettait non seulement d’oublier le présent mais aussi de revenir sur le passé, alors, uniquement, je serais heureux.


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