Sila Naalagaavoq, le temps est le maître

Depuis deux décennies, Jocelyne Ollivier-Henry effectue périodiquement de longs séjours chez les Inuit du nord du Groenland. Cette Nantaise est ainsi devenue la seule femme à avoir vécu aussi longtemps dans ces régions, les plus septentrionales du monde. De son hivernage, elle nous envoie ce témoignage exceptionnel sur un peuple chez qui la lutte quotidienne pour survivre est un moyen de réduire les exigences du présent à l’essentiel.


J’ai passé mon enfance sur une île, en Bretagne. L’eau m’entourait, et je m’étais fait de ce décor une image du paradis. J’ai toujours gardé en moi cet espace. Et quand j’ai décidé de tout abandonner pour aller vivre dans l’ultima Thule, c’était sans doute pour le retrouver…
Il est bon d’avoir un but et de tout mettre en œuvre pour l’atteindre : c’est ce qui donne un sens à la vie. Or toute personne passionnée par le Groenland est aimantée par l’extrême nord : vivre à cette latitude est un aboutissement. Je suis donc arrivée en 1979 à l’île d’Umanak, dont le nom signifie « île en forme de cœur ». Dès lors, la passion m’a entraînée un peu plus loin : d’année en année, de séjour en séjour, j’ai voulu aller toujours « plus haut ». C’est ainsi que j’ai atteint Siorapaluk, le dernier village habité de ces contrées, qui compte soixante âmes. Au-delà de ce 78° de latitude nord, jusqu’au Pôle distant de 1 300 kilomètres, il n’y a aucune présence humaine.
Lorsque j’ai survolé cette région pour la première fois en hélicoptère et que, peu à peu, au pied d’un grand talus rocailleux, sont apparus de ténus points noirs – les habitations –, j’ai ressenti un silence écrasant. J’ai alors pris conscience que j’allais être lâchée dans ce désert glacé, dans ce petit espace humain qui n’était rien face à l’immensité. Et qui n’était pas encore tout à fait le paradis… Puis ce pays est devenu ma seconde école, où j’ai appris à m’orienter avec la lune et les étoiles pendant la longue nuit sur la banquise ; où j’ai compris pourquoi, soudain, l’eau du torrent commençait à gronder ; où j’ai appris à chasser le phoque, à pêcher l’omble chevalier et à fumer les flétans. Pour cela, il m’a fallu du temps. Les séjours de courte durée ne m’intéressent pas. Il faut une année entière pour suivre le rythme de la nature et les activités de pêche et de chasse. Et je comprends à présent pourquoi certains explorateurs ont dû attendre dix ou vingt ans avant de décrire les mœurs d’un peuple qu’ils avaient côtoyé. Maintenant, seulement, je me sens prête à témoigner.

Au cœur de la nuit polaire


Le premier grand défi me fut lancé par la nuit polaire. À cette latitude, elle dure de la fin octobre à la mi-février. Le froid enserre davantage encore le paysage d’un corset de neige et de glace, obligeant à attendre aussi longtemps que la nature en décidera. Pour un Qavdlunaq (c’est sous ce terme signifiant « grand sourcil » que les Inuit désignent les Blancs), la nuit polaire est une véritable mise à l’épreuve. À l’égal de l’eau et de l’air, elle se métamorphose en élément, dans lequel on est plongé. Alors, l’esprit est totalement engourdi et les pensées ne dépassent pas le village. Une seule préoccupation nous habite : chasser et confectionner des vêtements de peau pour nous préserver du froid. Dans ce climat hostile, on ne peut pas tricher, on se retrouve à nu, contraint de puiser au plus profond de soi pour continuer à exister.
Pourtant, il y a de la magie dans cette longue nuit. Dominé par une lueur crépusculaire qui enveloppe le paysage arctique, cet univers se colore d’un bleu-gris diaphane. Un décor blanc bleuté qui vous pousse au rêve… Mais ce rêve se heurte à l’obscurité, à la solitude, au blizzard, au sinistre hurlement des chiens et au lugubre croassement des grands corbeaux. La nature, aussitôt, se rappelle à nous : c’est elle qui décide, et c’est l’homme qui subit. Dans cette confrontation, les sens s’aiguisent, on entend battre son cœur, on fixe des mirages, on se croit surveillé, épié, on éprouve l’angoisse d’être suivi. On peut même être victime d’hallucinations et ressentir la peur de façon très tangible. Dans leurs récits, nombre d’explorateurs partis à deux affirment avoir perçu, à proximité de l’endroit où ils séjournaient, les pas d’une troisième personne…
La nuit polaire peut aussi être d’un noir profond. Le chasseur n’aime pas ce moment-là, car il n’a plus de repères. La lune est alors son seul guide. Elle apporte la clarté au cœur des ténèbres et l’observation de son cycle permet au chasseur de se déplacer. Ainsi, après une nuit sombre, le clair de lune prend tout son sens. On a l’impression que le jour se lève quand l’astre apparaît, tout rond, plein, magique, accompagné de la brillance féerique des étoiles. La nuit claire donne le signal pour les départs en traîneau ; la nuit noire, c’est l’inactivité, la patience, l’attente… Si cette période se prolonge, le chasseur devient artisan. Il fabrique des pendentifs en griffe d’ours ou en ivoire de morse, ou bien sculpte un tupilaq. C’est un être imaginaire, mi-homme, mi-bête, fait d’os, de tourbe et de peau, auquel était attribué un pouvoir magique ; sa conception remonte aux origines de la culture groenlandaise.
C’est aussi pendant ces sombres périodes d’hiver que les rencontres et les fêtes se succèdent. Le rire et l’humour s’y donnent libre cours et le lien collectif se renforce. Les enfants s’amusent à passer d’un foyer à l’autre et les adultes s’offrent de menus présents. Cette solidarité est indispensable : une personne seule dans une cahute en dehors du village ne survivrait pas longtemps.
Le sens de l’hospitalité est ici très développé. Dans chaque maison, il y a un « objet médiateur » : la tasse. Toute la journée, l’arnaq (la femme) veille à ce que les thermos soient toujours remplies pour le visiteur de passage. C’est en effet une règle d’or d’avoir sa demeure ouverte à tout le monde. Quand vous entrez dans une maison, vous ne frappez pas à la porte. L’Inuk ne vous demande rien et continue son travail : vous avez besoin d’un toit, il vous offre le sien jusqu’à ce que vous trouviez le vôtre. En revanche, il vous revient de poser vos repères, et de trouver votre juste place. Dans cet espace réduit, chacun occupe un territoire clairement défini. La discrétion est donc de mise. Parfois, d’ailleurs, les personnes en présence restent en silence. On peut ainsi se retrouver simplement pour observer par la fenêtre le départ d’un chasseur, ou scruter la banquise à la recherche de signes qui révéleraient la présence de gibier. Chaque habitation est orientée face à la mer et la préoccupation majeure demeure la quête de nourriture. Guetter est donc un réflexe naturel : une grande partie du temps s’écoule à regarder la surface de l’eau et à observer l’horizon.
Les journées sont rythmées par les scènes quotidiennes. Chaque retour de chasse est un événement : seuls les meilleurs chasseurs rentrent victorieux. L’Inuk – l’homme qui peut dire « j’ai tué un ours » – entre dans la légende du village. Son exploit servira de repère dans le temps. En effet, la chasse est une épreuve rituelle : dans les histoires esquimaudes, l’ours est assimilé à un homme, et la bête qui se laisse tuer a pour mission de rendre visite à ses frères humains afin de les aider.
Il y a un autre repère, tellement attendu : le retour du soleil. Le 18 février, on sait à quel endroit il va apparaître. On le guette, on le salue, on le fête. C’est le printemps, pour deux mois. Chacun exulte : « Seqineq ! Le soleil ! » L’un jette en l’air son bonnet, l’autre ses gants. On se serre les mains, on se donne des accolades, on se met à danser. En fin de journée, on se retrouve à l’école. Un des responsables du village prononce un bref discours, puis entonne un chant religieux. Bientôt, dehors, on entendra brusquement le cri : « Kuura ! L’eau du torrent coule ! » Avec le dégel, c’est aussi le silence du paysage d’hiver qui s’estompe. Les oiseaux sont de retour ; on entend la glace craquer, les icebergs se briser. On sent alors une force nouvelle entrer en soi et circuler dans tout le corps. C’est peut-être là que j’ai ressenti avec le plus d’acuité ce que peut apporter le soleil : une « transfusion » d’énergie.
Les fêtes ont un rôle capital. On célèbre tous les événements – les petits comme les grands. Pour les fêtes religieuses, on chante des cantiques. Pour les fêtes profanes, le rythme le plus populaire est la polka, que les chasseurs de baleine ont introduite au XVIIe siècle. Mais il y a peu de « musique traditionnelle » à proprement parler. Le seul instrument de musique connu de tous les Inuit dans l’Arctique est un petit tambourin appelé qilaut. Jadis, il était constitué d’une membrane de morse tendue sur des côtes de renne. On utilisait un morceau de côte de phoque en guise de baguette. Le chant et la danse au tambour qui servaient à transmettre les légendes et les contes, à invoquer l’esprit des morts, à régler les conflits furent interdits en 1721, quand le christianisme fut introduit au Groenland. Aujourd’hui, cette vieille tradition culturelle ne réapparaît que très rarement. Toutefois, elle renaît lors des rencontres estivales entre Inuit de l’Alaska, du Canada et du Groenland. Jadis, ces rites étaient accompagnés de pratiques chamaniques. Mais celles-ci disparurent au fil du temps. Il semble que les anciens aient abandonné cette religion des ancêtres… à moins qu’ils ne la gardent dans leur for intérieur.

Leçons de sagesse


Quelques croyances demeurent en effet. Sur l’île d’Umanak, un chasseur évoquait un territoire sur la banquise où les chiens et les chasseurs devenaient soudain agressifs, comme s’ils subissaient une tension très forte. Ils évitaient donc de s’y aventurer, craignant la présence d’esprits maléfiques. Dans d’autres endroits persistent des rites. Par exemple, pendant la période de nomadisme estival, lors de la collecte des œufs d’eider, nous nous sommes arrêtés à l’emplacement d’un ancien village appelé Anoretoq, perdu au nord d’Etah. Là subsistent deux habitations, dont l’une, de forme circulaire, construite en tourbe et en pierres, est encore bien conservée. Son toit est soutenu par une charpente de côtes et d’os de baleine. À cinquante mètres de cette maison se dresse une pierre haute d’un mètre environ. Autour, divers objets avaient été déposés. Les Inuit croyaient autrefois que cette pierre détenait un pouvoir et le chasseur qui y apportait une offrande prononçait l’invocation suivante : « Protège-moi, fais-moi capturer l’ours. » Le geste s’est perpétué. Aucun chasseur de passage sur ce site ne manquera de venir jusqu’à la pierre pour y laisser une pièce de monnaie ou un couteau.
Outre ces traditions ancestrales, les enfants sont le lien de la vie. L’enfant est élevé dans la plus grande indépendance. On ne le punit pas, on ne le bat pas et, quand il commet une faute, son père ou sa mère lui explique son erreur et lui montre ce qu’il aurait dû faire. Lorsqu’un enfant naît, il ne reçoit pas immédiatement de prénom. De nombreuses semaines peuvent s’écouler entre la naissance et le baptême, pendant lesquelles on lui donnera un surnom affectueux. Ensuite, le jeune enfant reçoit souvent le prénom d’un parent décédé dans l’année. Car le prénom est porteur d’âme. Le nouveau-né fait revivre l’ancêtre disparu : il prend sa personnalité et ses qualités. L’esprit du défunt aide cet enfant et le soutient au fil des années. L’enfant conjugue donc deux personnalités : celle de l’aïeul disparu et la sienne. Si le jeune garçon devient chasseur comme son grand-père, on reconnaîtra toujours à travers lui la présence de son ancêtre. L’enfant sait ainsi d’où il vient, et quelle est sa lignée.
Le temps s’étire ici entre les saisons, entre les âges. Sous ces latitudes, j’abandonne tous mes repères et habitudes. Plus de montre, plus de réveil. D’ailleurs, on n’a jamais besoin de regarder l’heure, parce qu’on n’a pas de rendez-vous plus urgent que celui que l’on vit avec la nature. Alors que j’écris ces lignes me reviennent à l’esprit les paroles d’un vieux chasseur au visage buriné qui, lors d’une belle journée au campement d’été, me disait : « Tu vois, à cette époque, je vis intensément. Quand je suis à Qaanaaq (le chef-lieu, au nord de la base américaine de Thulé), je reste dans une maison et je n’ai rien à faire. Alors qu’ici, je peux guetter, attendre, chasser. Quand je viendrai à mourir, j’aimerais que ce soit après la saison des oiseaux, après avoir rempli un kiviak ». « Sila naalagaavoq », le temps est bien le maître. Il est le guide d’un monde dans lequel l’homme subit mais relève la tête en continuant de vivre, pour cultiver la tradition orale de ses récits et s’abandonner à son humour durant les longues soirées de la nuit polaire.

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