La route du Tôkaidô

Artiste voyageur, Thierry Girard parcourt fleuves et vieilles grandes routes pour en épouser le mythe et en restituer toute la puissance. Le paysage, la vie humaine, les jeux d’ombre et le reflet de rythmes souvent insoupçonnés livrent alors la réalité sous-jacente des évocations ancestrales auxquelles s’identifient toujours les territoires. Au retour du Danube, Thierry Girard s’est échappé au pays du Soleil-Levant pour inscrire dans un ouvrage l’estompage d’une route forcée à l’épreuve de l’oubli.


Le Tôkaidô – la voie de l’océan de l’Est – joint le Kansai, le pays à l’ouest des Passes, et sa capitale Kyôtô, à la plaine du Kantô située plus à l’est. Là, autour du petit port d’Edo, appelé plus tard à devenir Tôkyô, le pouvoir shôgunal des Tokugawa établit sa capitale politique au début du XVIIe siècle. Cette voie reliait donc les deux capitales, celle de l’empereur et celle du shôgun. Chaque nouveau shôgun devait l’emprunter pour y recevoir l’investiture de l’empereur ainsi que ses vassaux, les daimyôs, tenus à un itinéraire strict pour rentrer dans leurs fiefs où ils retrouvaient enfin leur épouse, enfermée pendant toute la durée de leur voyage. Peu à peu, toute une cohorte de voyageurs, de moines et de marchands profitèrent de la sécurité du Tôkaidô ainsi que de son aménagement en relais. La route historique traversait des paysages très divers, longeant le littoral où parfois des degrés avaient été taillés dans les rochers les plus abrupts, exigeant de passer des fleuves ou des bras de mer le plus souvent grâce à des bateaux de pêcheurs, parfois même à dos d’homme dans des passages montagneux aux conditions climatiques difficiles.
La route du Tôkaidô partait de Nihonbashi, un pont au centre d’Edo, et se terminait 125 ri plus loin (soit environ 500 kilomètres) à Sanjohashi, le pont de la Troisième Rue à Kyôtô. Des « guides pratiques » furent tôt édités, qui précisaient la qualité des haltes ainsi que les lieux à voir, points de vue célèbres, monastères bouddhiques ou sanctuaires shintôs essaimés tout au long du chemin.
Le poète errant Bashô l’emprunta au cours de ses voyages et certains haikai du cycle des saisons semblent s’être nourris de cette expérience : « J’ai été tenté à mon tour par le vent qui déplace les nuages et pris du désir de voyager aussi. » Le recueil le plus populaire est le récit de voyage picaresque et gentiment scabreux de Jippensha Ikku publié en 1802 : À pied sur le Tôkaidô.
De nombreux peintres d’estampes tel Utamaro illustrèrent ces guides et ces recueils, mais c’est surtout, à la suite d’Hokusai, les peintres de l’Ukyo-e – « images du temps qui passe » ou « du monde flottant » – qui donnèrent ses lettres de noblesse à cette route ; particulièrement Hiroshige qui se rendit célèbre en faisant éditer les vues des cinquante-trois relais du Tôkaidô (1834-1835) : cette œuvre constitue une sorte de référence absolue de l’Ukyo-e, au-delà de sa dimension documentaire et narrative, d’une manière légèrement distante et amusée ; y est présent le sentiment de la nature cher aux Japonais, à travers notamment les épreuves du voyage, le passage des fleuves et des montagnes, le vent, la neige, la pluie.
Aujourd’hui, hormis quelques tronçons sauvegardés, l’aspect originel de cet itinéraire est presque totalement effacé, noyé sous l’expansion urbaine, le béton des autoroutes, le train à grande vitesse.

Une philosophie du paysage


Mon travail s’est depuis longtemps constitué autour de l’idée de parcours, contraint par un itinéraire plus ou moins élaboré qui se définit comme une expérience de la traversée du monde. Au fil du temps et des projets, cette approche m’a conduit à passer de la transparence du réel chère à Walker Evans à une conception plus ouvertement métaphorique et poétique, voire philosophique, du paysage. La distance et l’exotisme aidant, je voulais que ma résidence au Japon me permette de préciser d’une manière un peu plus drastique (ne serait-ce que par le choix de la couleur) cette autre dimension, complémentaire, de mon travail, cette tentation du réel qui n’a jamais été tout à fait absente. Je me doutais bien qu’en choisissant de refaire la route du Tôkaidô, il y avait fort peu de chances que je retrouve cette relation à la nature et cette part d’austérité que j’ai pu privilégier ailleurs. Mais j’avais justement envie de confronter mon regard à ce continuum urbain, tantôt dense, tantôt lâche, qui me permettait de développer une relation de simple sympathie à l’égard de ce monde sans que j’aie besoin de me l’approprier ou d’en faire le territoire d’une intimité intellectuelle ou sensible.
À cet égard, l’œuvre de Hiroshige m’a été particulièrement précieuse. D’abord parce qu’elle m’a servi de guide : j’ai suivi le long de la route 1 un itinéraire qui correspond peu ou prou au tracé historique, et j’ai repris le principe des stations (soit 55 si l’on compte le pont de départ à Tôkyô-Nihonbashi et le pont d’arrivée à Kyôtô-Sanjohashi), m’efforçant de trouver tout au long du trajet des situations qui soient comme une sorte d’actualisation du regard d’Hiroshige. Il ne s’agissait pas pour moi de « rephotographier » les points de vue originels d’un paysage aujourd’hui largement disparu – quand il n’a pas été carrément inventé par Hiroshige –, ni de céder à la quête nostalgique des traces du passé, mais de poser un regard contemporain sur ce Japon du quotidien et de l’ordinaire, celui de la plaine entre les grandes villes, à l’écart des sites prestigieux.
Ce faisant, j’ai repris quelques leçons esthétiques d’Hiroshige : la composition de certains paysages – étagement, profondeur, encadrement lointain des montagnes ; cette distance respectueuse et parfois un peu ironique à l’égard de petits personnages saisis dans des moments de vie simple, plus ou moins explicites ; la présence récurrente de quelques objets symboliques tels les torii, seuils entre le monde sacré et le monde profane, emblèmes de la dualité de l’âme. Il m’est apparu ainsi très vite que ce souci de rester dans une esthétique de la représentation du paysage très contemporaine ne faisait que souligner davantage la modernité de cette période de l’Ukyo-e qui me servait de référence.

Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 8
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