Verticalités extrêmes

En se lançant dans son « Tour du monde des sommets », Lionel Daudet s’engageait sans le savoir dans une autre conquête : au terme de l’ascension, il expérimente le vide… Instants de plénitude, aux sommets d’une existence.


Fragments d’ascensions, un puzzle patiemment reconstitué : des morceaux de terre effleurés au hasard des voyages. Des blancs, des verts, des rugueux, des lisses et un dénominateur commun : ils ont tous une forme verticale, s’élancent tous vers une frontière invisible…
Les hommes les ont nommés montagne, pic, piton, pointe, aiguille, dent, djebel ou puy selon les horizons, les cultures. Et voilà que certains d’entre eux se sont appelés alpinistes, pyrénéistes, andinistes, himalayistes, rien que des noms en « iste » qui traduisent l’appartenance à un groupe ou à un système. Paraît-il – quelle étrange idée – qu’ils se mettaient à vouloir gravir ces montagnes. Pour se justifier, ils ont invoqué moult raisons, idéologies, religions.
Je ris… Paraît-il que je fais moi aussi partie de cette famille. Et voilà qu’en mettant des étiquettes, on veut limiter ce qui ne peut l’être.

Un flot de vie


Vingt-cinq nuits, il paraît.
Oui, il paraît que Seb et moi avons passé vingt-cinq nuits au flanc de cette paroi perdue de l’Alaska, dont dix bloqués dans le mauvais temps. En tout, quarante et un jours en autonomie totale, largués en bateau au fond d’un fjord, où vient s’échouer l’un de ces gigantesques glaciers. On aime bien les chiffres dans nos sociétés, ça rassure, ça rentre dans nos petits codes de reconnaissance. Mais par-dessus tout, on adule le mot « paraître ».
C’est pourtant d’être qu’il s’agit, là-haut. Fragilité inouïe de l’être et, par là même, une conscience aiguë de vivre. Laisser couler en soi cet immense et miraculeux flot de vie. Sans rien retenir à soi. Juste ça, en dépassant le vouloir du sommet. Vouloir et ne pas vouloir : la vérité du sommet est dans cette ambiguïté. Cette douloureuse ambiguïté qui nous oblige à être sans aucun désir de sommet en dépit de l’obligation d’objectiver nos pas.
Mes doigts s’incrustent dans un vague moutonnement de la roche granitique, mes pieds errent à la recherche de microscopiques bossettes. On ne peut pas dire que je sois particulièrement bien, là, sur cette dalle lisse, si loin de mon dernier point d’assurance, pas fameux de surcroît. J’hésite à m’engager totalement : une chute, alors que nous n’avons absolument aucune possibilité de secours, est totalement exclue. Une longue expiration dans l’air glacé, mon esprit se vide, devient blanc comme la neige, s’emplit d’une lumière sidérale, je passe… Passer la porte du grand magasin, faire courir son doigt le long des rayons, se laisser bercer par le discours creux du camelot, croire que l’on choisit – « Que désirez-vous ? » –, consommer, satisfaire un désir éphémère. Se laisser séduire. Remplacer l’être par l’avoir, c’est tellement plus facile ! Mais savoir, savoir qu’après il y aura toujours la frustration du manque. Insatiable quête du toujours plus qui, de Charybde en Scylla, amène d’un plaisir à un autre, ad vitam æternam. Paraît-il que les gens sont heureux. Comme ça. Ersatz du bonheur, face que l’on (se) voile.

Purification


Infini du bonheur qui roule le long des montagnes. Plénitude de deux hommes en dépit des terribles efforts. Une joie neuve m’anime, un sang oxygéné par un air vivifiant coule dans mes veines. Une profonde jubilation intérieure m’étreint au terme de cette éprouvante journée d’escalade ; je glisse en rappel le long des cordes fixes, rejoins notre nid d’aigle pour une nouvelle nuit. Simplicité poussée à l’extrême, fioritures envolées, nudité absolue, gestes qui désormais relèvent de la survie : faire fondre de la neige, chauffer une soupe au goût de paradis, manger un banal plat de pâtes – mon Dieu, quel délice ! –, se faufiler dans le sac de couchage – la bonne auberge. Luxe inouï de pouvoir s’allonger au milieu de cette paroi vertigineuse. Bulle du portaledge, une fine toile de Gore-Tex nous sépare de la furie des redoutables tempêtes qui déferlent depuis le Pacifique voisin. À cet instant, nous ignorions que dix jours durant nous allions être bloqués dans notre deux mètres carrés… Action immobile. Vouloir se connaître. S’observer par concentration jusqu’à en oublier le pourquoi de ce vouloir. Comprendre alors l’universalité de l’énergie vitale qui sous-tend les structures plurielles des phénomènes dont nous faisons partie.
Comment cela pourrait être possible, sur notre planète où…
Les dépêches de l’AFP ne cessent de tomber sur les téléscripteurs : « Encore un attentat au… Le président a déclaré que… Le CAC 40 a augmenté de… » Ainsi continue d’aller le monde, tel que les hommes le façonnent, selon leurs désirs, leurs ambitions. Le monde, notre monde. Relations de dominants à dominés, écraser l’autre pour pouvoir exister. Marquage psychologique des territoires. Esclavage au travers des propriétés inventées. N’y a-t-il donc pas d’autres solutions ? Grouillement de la foule qui court. Frôlements des corps agités. Regards qui ne se croisent pas. Martèlement des pas empressés sur le macadam. Où allez-vous ?
Où aller désormais ? Je lève une tête inquiète, au regard de la paroi qui franchit le cap de la verticalité et forme comme une voûte au-dessus de nous. Se croire libre, alors que la liberté n’est rien d’autre que d’aller là où on doit aller : le rocher me dicte le chemin à suivre. Paradoxe : dans cette parfaite adéquation à la roche, je me sens infiniment libre. Et pourtant, jamais, en ces instants-là, ma marge de manœuvre n’aura été aussi étroite.
Le marteau écrase la tête du piton qui se fiche de quelques millimètres dans l’amorce de la fissure. Avec précaution, je teste le piton qui ne m’inspire qu’une confiance très relative. Je suis toujours surpris de voir combien ces points peuvent être solides. Dans notre totale incertitude, une certitude réelle : nous sommes en route vers le sommet ! Et quelle joie, quel ravissement accompagne cette réalité ! Je laisse la pierre s’immiscer en moi, dans une complicité sans cesse grandie : je grimpe ici, au fin fond du Septentrion, et maintenant, dans cet instant cristallisé. Quarante et un jours qui ne feront que – comme je le dirai à Dieter venu nous rechercher avec son bateau – « a long hard day ». Grimper ! Un acte en apparence parfaitement inutile et qui pourtant justifie mon existence, la sublime. Que de bonheur à gravir cette montagne toute droite sortie d’un dessin d’enfant. Le géographe lui a donné un nom : Burkett Needle. Paraît-il que tout doit désormais être connu, répertorié, que toute tache blanche doit laisser la place à des noms, des schémas…
Dommage, c’est si intéressant, le Rien. J’ajouterai que c’est même la seule chose qui vaille le coup que l’on s’y intéresse.
N’en est-il pas ainsi de la vie qui est tout sauf connue ? De cette escalade que nous décryptons mètre après mètre ?

Ultime pas… juste un pas


L’ascension se poursuit, longue, ardue. Dans la dernière longueur où le mauvais temps nous harcèle, il s’agit de passer. Passer tout simplement ! Le sommet n’est qu’à une cinquantaine de mètres de moi, puis à une trentaine, une dizaine. Et pourtant, il ne m’a jamais paru si loin qu’en ces instants. Lutte ! Lutte incessante ! Pas un seul moment de répit dans cette infernale tornade blanche. Grimper en dépit des mousquetons qui gèlent, s’élever sur cette paroi prise par les glaces, que d’énergie dispensée pour arriver là-haut. Au sommet. SOMMET ! Inespéré, impossible à croire… et pourtant je viens d’émerger là, sur cette plate-forme neigeuse, aux contours indéfinis. White-out complet. Un grand silence intérieur, un long silence blanc infini…
Lieu de rencontre avec l’ange argenté, où commence un étrange dialogue :
« Viens, continue l’escalade !
— Comment le pourrais-je, moi qui suis déjà au sommet ? Je ne peux monter plus haut, c’est évident !
— Cesse de me parler de “Je” et viens. Abandonne ici et maintenant ta lourdeur d’alpiniste. Débarrasse-toi de ton harnachement. Fais-toi léger, léger !
— Bon d’accord, voilà, j’ai posé mes pitons, mon piolet, mes coinceurs, mes cordes…
— Non, non ! Tu ne m’as pas compris, ce n’est pas du matériel dont je parlais, c’est de TOI. »
Un vent glacial et fort se lève, balaye des volutes de neige sur le plat de la cime, transperce mes vêtements. Et pourtant, ce n’est pas une sensation de froid qui m’agresse, en dépit des glaçons qui tintent dans ma barbe. La réalité d’une chaleur se propage en moi, irradie. Et voilà que de l’éther silencieux surgit une merveilleuse musique, comme si mon corps s’était transformé en flûte. Ô joie ! Je n’avais plus qu’à faire en sorte que l’harmonie soit.
Être au sommet, finalement, c’est n’être plus protégé de rien, exposé à tout. Se laisser pénétrer par le blizzard des cimes sans qu’une pierre ne le stoppe, sans qu’une arête neigeuse ne vienne entraver son cours.
De même qu’il n’y a pas de saints mais de la sainteté, il n’y a pas d’alpinistes mais un acte : l’alpinisme. De l’acte sans but – jamais dans l’appropriation du sommet – vient la transformation, et l’ascension, la vraie, commence, enfin.
Longtemps, longtemps après je comprendrai, je sentirai que des choses invisibles se sont passées durant cette expédition.
Retour dans ce monde dont je fais également partie. Urgence de vie, urgence de communiquer. À la fameuse question « Pourquoi gravissez-vous les montagnes ? », je réponds invariablement : « Parce qu’il n’y a rien, là-haut ! » Rien qui communique avec le Tout, moins l’infini qui rejoint plus l’infini.
Finalement, le plus beau de toute ascension n’est pas tant de revenir en vie, mais bien plutôt de revenir à la vie.
Là-haut, se remplir, échanger cette goutte d’eau que nous croyons être contre l’océan. Lâcher prise sur le connu pour accepter l’inconnu. Recevoir et embrasser la vie à pleine bouche. Je t’aime, moi qui enfin ne suis plus que Rien. Transparence de soi qui irradie sur les autres. Don de soi, jusqu’au Rien : qui perd, qui gagne ? Même essence. Étincelles de vie pleines d’éternité qui dépassent le pourquoi et le comment de nos existences. Rien n’a d’importance… et surtout pas le sommet en soi. Au sommet, on ne domine pas le monde, on est le monde. À la cime se trouve le point de fusion. Il faudrait avoir la vue désespérément basse pour croire que la vallée devant soi est la planète ! Plus tu te donnes, et plus tu t’uniras. Sans vouloir garder quoi que ce soit pour toi. Ah, radieuse beauté de la vie que j’aime ! Que j’aime.
Heureusement, et qu’on ne se méprenne pas, le sommet n’est pas un lieu réservé à l’alpiniste : il est là, resplendissant de lumière, dans et hors chacun de nous, pour qui veut bien le voir par-delà ses nuages. Il suffit de faire le pas. Juste un pas, il paraît…

Texte extrait du livre : Appel du sommet (L’), Chemins d’étoiles n° 7
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