Un séjour en Guinée



Michel Tendil a séjourné à Conakry, en Guinée, où il a travaillé pour le Programme alimentaire mondial des Nations unies.


10. N’Zérékoré « on the rocks »


Dans les tréfonds de la forêt, une ville moyenâgeuse, sans eau ni électricité. N’Zérékoré. Cinq cent mille habitants qui stagnent entre trois frontières : Liberia, Côte-d’Ivoire, Sierra Leone. Toutes les ethnies déchirées par deux décennies de conflits se croisent ici, attendant une éclaircie dans le ciel sombre de la forêt. La quarantaine vigoureuse, la voix ténébreuse, Jerry est l’un des 50 000 Libériens de N’Zérékoré. D’emblée, il m’a proposé de visiter les entrailles de la ville. « Suis-moi, je vais te montrer mon lieu de travail. » Le taxi s’est faufilé au milieu des 15 tonnes Renault écrasés sous les cargaisons de bananes, de cacao et de café. Puis nous avons atterri dans les bas-fonds. Une ruelle fangeuse et pentue, bordée de masures basses et adossée à un rocher. On the rock : c’est comme ça que les Libériens l’ont baptisée. Que la pluie s’en mêle un peu et c’est un cloaque avec des crevasses béantes. De jour, c’est le royaume des bimbelotiers. Mais, quand la nuit tombe sur On the rock, les moustiques se réveillent et les lucioles des vendeurs peuls se mettent à danser pour venir lécher les stigmates des maladies honteuses. Celles que, par pudeur, l’on dit « opportunistes ». Là, dans ce décor d’apocalypse, des filles haut perchées sur leurs échasses, (dé)vêtues comme dans les clips de rap américain, traînent leurs talons jusqu’à l’aube.
« Même si ça me fait mal, je suis bien obligé de reconnaître que ce sont des Libériennes, soupire Jerry. Quand on est réfugié, c’est difficile de faire autrement. Souvent elles n’ont connu que ça, ne sont jamais allées à l’école. La plupart sont séropositives et ne le savent pas. » Le soir, Jerry se glisse dans la nuit avec sa lampe torche pour débusquer les ombres affairées et tenter de les ramener à la vie. Il travaille pour une ONG qui offre le couvert aux prostituées et leur apprend un métier. Lui, c’est un peu le nocher de cette croisière en eaux troubles : il fait le va-et-vient dans cet entre-deux-mondes dont il connaît les moindres écueils. D’abord, il y a des barrages un peu partout en ville. « Ce sont les volontaires. Si tu n’as pas ton idica (identity card), ils vont te rançonner ou te garder toute la nuit. » Les « volontaires » : des jeunes enrôlés au moment des attaques rebelles en septembre 2000. Après la guerre, ils se sont retrouvés livrés à eux-mêmes avec leur arme, désœuvrés. Alors, pour les occuper, le préfet leur a confié la sécurité de la ville. La nuit, on les entend tirer, déchirant le ciel du Far East guinéen. « Ensuite, il y a les macs. Eux, ils ne m’aiment pas beaucoup. J’ai souvent des problèmes. Mais le plus difficile reste d’acquérir la confiance des prostituées pour qu’elles acceptent de parler sans crainte. »
L’heure tourne, il est 22 heures, les marchands remballent leur pacotille et la ville s’enfonce dans l’obscurité. Jerry a abordé deux filles. Toujours le même rituel, toujours les mêmes réponses : « On va au magasin de vidéos. » On les retrouvera quelques minutes plus tard accoudées à un bar. « Ce qui se passe ici est effarant. Officiellement, le taux de prévalence du sida est de 7 % à N’Zérékoré. Enfin, ce chiffre remonte à 2001. Tout le monde sait qu’avec la prostitution et les mouvements de population, il ne signifie plus rien. Et le plus incroyable c’est que la ville ne possède encore aucun centre de dépistage. Ne parlons pas des traitements. » Alors on ferme les yeux. On se contente de ces trois mots : « Abstinence, fidélité, préservatif », placardés un peu partout. Un message qui a bien du mal à passer. Et comme pour conjurer le sort, on continue à s’amuser du « Syndrome imaginaire pour décourager les amoureux » (SIDA).
Pour comprendre l’histoire de Jerry, il faut revenir un peu sur celle du Liberia. Lorsque le pays a obtenu son indépendance en 1847, les affranchis noirs venus d’Amérique, les Congos, ont pris le pouvoir et ne l’ont plus quitté jusqu’en 1980. Cette année-là, un Native khran, Samuel Doe, réussit à s’imposer à l’issue d’un coup d’État qui se termine dans un bain de sang, sur une plage de Monrovia. Le pouvoir passe pour la première fois aux mains des autochtones. Dix ans plus tard, les ethnies gio et mano opprimées par le nouveau régime se soulèvent, emmenées par Charles Taylor, un autre poète. Doe est assassiné. C’est le début d’une guerre intertribale qui va durer quatorze ans. De ces noces de sang, Taylor sort vainqueur mais, après s’être mis à dos la communauté internationale, il part en exil au Nigeria à la fin de 2003. Depuis, les Casques bleus tentent de bricoler une paix mutilée. « Quand j’étais enfant, je croyais que les moignons repoussaient, maintenant, je sais que c’est pas vrai », m’a dit un jour un réfugié dans un camp, sur un air d’illusions perdues. Les démons sont toujours présents et, à N’Zérékoré, les candidats au retour se comptent sur les doigts de la main.
En 1990, Jerry, qui est khran, est obligé de fuir le pays et se réfugie en Côte-d’Ivoire où il restera jusqu’en 1994. Il se rend ensuite en Guinée au camp de réfugiés de Kola. Mais il est pris à partie par d’autres réfugiés gios et manos fidèles à Taylor. « Ils m’ont poursuivi avec des bâtons à travers la brousse. Ce sont les habitants du village qui m’ont sauvé la vie », se souvient-il. Il se rend alors à Nonah, un autre camp où le même sort l’attend. Nouvelle fuite, pour N’Zérékoré cette fois. Le jour de Noël.
Au fil de son récit, nous avons échoué dans un bouge sordide : The Class. Un four envahi par une musique de tous les diables. Les pales d’un ventilo poussif brassent l’air humide, presque palpable. « Tu verras, c’est ici leur lieu de travail », me souffle Jerry avec un rictus de fin limier. Une ampoule bleutée écrase le comptoir. Que des mines pas très rassurantes. Deux filles s’approchent, suivies d’une troisième que le barman surveille du coin de l’œil. Un verre et Sarah livre sa vie d’un trait, comme si elle ne lui appartenait plus, sans trémolo. Elle vient de Lofa, au nord-ouest du Liberia, le comté où ont eu lieu les pires exactions. La fuite, les longues marches à travers la brousse et l’arrivée en Guinée en 1993. Elle y a rencontré son futur époux, un Guinéen. Ils ont vécu heureux. Mais l’amour, comme on sait, ne dure qu’un septennat. En 2000, les rebelles sont entrés dans Gueckédou sans faire de quartier. Ils ont tué son mari. Depuis, elle vit à N’Zérékoré, avec sa mère et ses trois enfants de 5, 8 et 10 ans. Tous les soirs, après les avoir couchés, elle se prépare pour aller travailler. Avec les routiers de passage, les garnisons de militaires, la nuit se vend bien.
« Ta mère sait le travail que tu fais ? lui demandé-je, tout naïf.
— Oui, c’est même elle qui veut que j’y aille. Sinon on n’aurait pas d’argent.
— Et les enfants ?
— Ils ne savent pas mais, grâce à mon argent, ils peuvent aller à l’école.
— Combien gagnes-tu par nuit ?
— En moyenne 15 000 francs guinéens (soit 3,5 euros). Mais parfois les clients partent sans payer, ils nous frappent.
— Et les maladies, vous faites attention ? »
J’ai déclenché un rire lugubre. Sur la piste, une épave tourne et tourne sur elle-même comme un derviche. Jerry s’est levé, l’a prise dans ses bras et s’est mis à danser un mérengué. Peut-être n’est-il plus l’heure de travailler. À la table, je me suis trouvé encombrant avec mes questions, pris d’une sérieuse envie de décamper…

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