Un séjour en Guinée



Michel Tendil a séjourné à Conakry, en Guinée, où il a travaillé pour le Programme alimentaire mondial des Nations unies.


7. Le djély qui chanta la liberté


« Mamadou Kandé ?
— C’est là, au fond de la cour. »
Une poignée d’enfants à demi-nus me conduisent jusqu’à la porte entrebâillée. Dans la pénombre, trois hommes attablés. Devant eux, un grand plat parfume la pièce d’une odeur de riz gras. Ils y plongent leur pogne ruisselante ; les mouches sont de la partie.
« Invitation ! » lance l’un d’eux, bravement.
L’estomac en peine, j’invoque la clémence de mon hôte que je crois reconnaître à ses tempes grises. El Hadj Mamadou Kandé, l’un des plus grands griots guinéens, l’un des plus respectés aussi. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il est l’auteur de l’hymne national. D’emblée, il tient à accorder les violons : « Griot ? Ce sont les Blancs qui nous ont affublés de ce nom. C’est bon pour les bateleurs de foire mais moi, je suis un djély », plastronne-t-il, droit dans son fauteuil.Djely est un terme mandingue qui désigne le sang. C’est un sage, une autorité morale que l’on vient consulter pour toutes sortes d’affaires : mariages, enterrements, disputes… Les djélys sont aussi les gardiens de l’histoire qu’ils transmettent en chansons depuis des temps immémoriaux, de père en fils. Tel est Mamadou Kandé, un « sac à paroles » gorgé de souvenirs, d’histoires et de légendes. Naissance imprécise (son passeport indique 1935) sur une natte de Saraya, un village malinké de Haute-Guinée. Il est l’héritier d’une dynastie qu’il fait remonter à Soumaoro Kanté, le dernier empereur Sosso qui régna de 1200 à 1235.
« Mon père était djély, je le suis donc devenu aussi, raconte-t-il de sa voix roulante. Lorsque j’étais enfant, mes amis me considéraient déjà comme un djély. En retour, je leur devais le respect dû aux djétys, les nobles. » À peine sorti de l’adolescence, le jeune Mamadou prend son bâton de pèlerin et part chanter l’histoire du pays de village en village. En 1952, il croise la route d’un jeune syndicaliste ambitieux promis à un grand avenir : Sékou Touré. Les deux hommes se retrouveront six ans plus tard, au tournant de l’histoire. Le 25 août 1958, De Gaulle est en visite en Guinée pour la campagne du référendum du 28 septembre sur l’adhésion des colonies africaines à la Communauté française. Il est froidement accueilli par Sékou Touré qui lui lance : « Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage. » Piqué au vif, De Gaulle rétorque que l’indépendance est à la disposition de la Guinée. « Une fenêtre s’ouvrait sur la liberté, se souvient Mamadou Kandé. J’étais jeune, mais j’ai senti l’importance de l’événement. Avec la colonisation, le djély avait perdu tout son rôle social : une occasion formidable se présentait pour inverser le cours des choses. » Dès le lendemain, il se met à l’ouvrage et commence à composer une chanson. Trois semaines plus tard, la guitare sous le bras, Mamadou Kandé se rend chez l’une des autorités du pays, Fodéba Keita, le créateur des célèbres Ballets africains.
« Est-il vrai que nous allons pouvoir choisir notre avenir ?
— Oui, c’est sûr. »
« J’ai commencé à chanter, il s’est émerveillé. Le jour suivant, on est allés enregistrer à la radio et le lendemain, à 6 heures, toute la Guinée a été réveillée par ma chanson. » Cet air, connu depuis sous le nom d’« hymne de l’Indépendance », s’est alors répandu comme feu de brousse. Une semaine plus tard, le 28 septembre, la Guinée est le seul pays à voter non au référendum et, le 2 octobre, elle devient la première colonie française d’Afrique Noire à accéder à l’indépendance. Les mois passent et Fodéba Keita, nommé ministre de l’Intérieur du nouvel État, fait appel à Mamadou Kandé pour écrire les paroles de l’hymne national dont il a lui-même composé la musique. Mais la Guinée indépendante déchante vite. Aux mois de liesse succèdent la folie sanguinaire, la révolution culturelle, les pendaisons, les déportations au camp Boiro, sinistre goulag tropical où Fodéba Keita finira ses jours.
Restent ces mots chargés de promesses que le vieil homme s’est mis à entonner : « Liberté ! c’est la voix d’un peuple qui appelle tous ses frères à se retrouver. » Il semble perdu dans ses souvenirs en noir et blanc, comme toutes ces photos accrochées aux murs. Il ne dit rien, mais sur son front passent des espoirs déçus. Soudain, il refait surface. L’heure de la prière. Il disparaît, indolent, dans l’embrasure d’une porte. « Nous préférons la liberté dans la pauvreté » : la prophétie de Sékou Touré me revient comme un goût amer. Ce soir-là, il pleut à verse. Des cohortes de pauvres hères, dépenaillés, courent dans la rue. Nous arrivions à Gueckédou, théâtre des affrontements les plus intenses. Une ville no man’s land.

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