À pied à travers la Mongolie (II)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2004 les confins montagneux du nord-ouest de la Mongolie.


3. Khovd : les portes noires de l’Altaï


Sourdement inquiet, le douanier a froncé les sourcils, révélant sous sa nonchalance et sa bonhomie toutes mongoles une ancienne méfiance communiste. La personne qui a fait sonner le portique détecteur de métaux, la personne par qui le trouble arrive, est un humble vieillard arc-bouté sur sa canne et vêtu d’une deel (robe-tunique ceinte à la taille par une longue écharpe). Couvrant d’ombre le grand-père, deux hommes en uniforme lui ordonnent de montrer ce qu’il cache dans les pans de son caftan. Timide, désorienté, l’accusé n’en sort que le strict nécessaire à la vie dans la steppe : un mouchoir gras aux quatre coins noués autour de cubes de fromage, une tabatière et, objet du tourment, un large bol en bois serti d’argent dentelé, antique attribut des éleveurs fortunés. Jusqu’à Buyant-Ukhaa, l’aéroport d’Oulan-Bator, modernisme et traditions se côtoient sans gêne, sans moqueries.
L’ombre du vieux bimoteur russe hante les gracieuses ondulations de la steppe, encore mouchetée de névés. La science du pilote a épargné à la quarantaine de passagers de sentir l’Antonov 26-100 s’arracher à la piste crevassée. L’appareil s’est élevé lentement, pointant son nez vers l’Ouest en dépassant les nuages qui obscurcissaient la capitale. Assis à côté de nous, l’ex-président, monsieur Otchirbat (communiste passé dans les rangs démocrates) prend des notes, tandis que 1 000 mètres plus bas se succèdent déjà les larges vallées aux pentes douces du nord du Khangaï. S’aperçoivent à main gauche le mont Otgon-Tenger (4 031 mètres), sommet de ce massif de 600 kilomètres de long, et les nombreux pics qui dépassent 3 000 mètres. La trajectoire de l’avion suivant celle du soleil la dépression des grands lacs se dévoile à nos yeux apeurés, s’ouvre, s’étend sans fin, s’élargit encore et encore, pays de glacis et d’herbe brûlée, de plans d’eau saumâtre et de cailloux aveuglants à midi.
Peu avant Khovd, destination de ce vol de la compagnie mongole MIAT, l’appareil entame un virage à basse altitude. La plaine sèche et rugueuse se dessine avec en toile de fond d’arides montagnes enneigées, paysage hostile rendu merveilleux par l’alliance sauvage des contraires de la nature, la glace et le feu.
La quiétude du centre-ville de Khovd nous enchante, elle nous surprend même, bien que la cité nous soit familière au point que coiffeuses et tenancières de cantine nous reconnaissent. Laurent et moi retrouvons nos habitudes aux douches municipales, au marché, dans les échoppes, au théâtre. La sérénité campagnarde qui coule en ondes molles et chaudes dans les rues nous distrait de l’air saturé et des murs aveugles d’Oulan-Bator. Il faut dire que les deux semaines passées dans la capitale n’ont pas connu de temps mort. Le pugilat administratif engagé avec la bureaucratie locale fut heureusement rythmé par le tempo frénétique de la DJ Murielle Moreno (ex-chanteuse du groupe de rock Niagara) lors d’une soirée pour expatriés, par la fête de fin d’études d’Urdle, une amie, et surtout par de longues et silencieuses marches dans les faubourgs. Laurent et moi avons aussi considérablement enrichi notre connaissance des musées, des bars populaires et des cantines où la pitance servie ne satisfait que le menu peuple. Mais ne pouvant nous contenter de la simple viande de mouton bouillie, nous avons fait honneur au shorlog ouzbek (grillades épicées) et à la solianka russe (grossière soupe de légumes et de viande) avant de trouver le repos propice à la contemplation de la ville et aux ultimes préparatifs du voyage. Enfin, longuement, jusque tard dans la nuit, nous avons débattu de l’avenir avec Narantsetseg, notre amie.
J’ai serré sur mon torse les bretelles d’un sac à dos lourd du viatique nécessaire à une semaine d’autonomie. Laurent et moi quittons Khovd comme deux fils laissent leur mère. Les portes noires de l’Altaï, un canyon d’où s’extrait avec fougue la rivière Buyant, sont à deux jours de marche.


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