À travers la France rurale



Emmanuel Hussenet a voyagé avec un petit cheval dans la France rurale.


6. Les fers du désir


S’installer à la campagne ? Tout plaquer et trouver un moyen de vivre là où l’on veut vraiment ? La démarche est courageuse. Mais elle est dans l’air du temps, paraît-il, aussi ne défraye-t-elle plus la chronique. Il existe un autre moyen pour changer de vie que de changer de maison : se changer soi-même. C’est plus difficile dans le fond mais incomparablement plus simple dans les faits : il suffit de prendre, dans l’ordre, un congé sabbatique, un cheval de selle, un cheval de bât, et la clef des champs. Quoi de plus naturel, pour Sophie Ducca, à l’issue de dix années de rêves déçus par un quotidien trop terne, dix années d’attente et de désir, que de saisir la première occasion pour partir en cavale ? La jeune femme n’avait pas l’intention de battre un record ou de se faire remarquer. Rien à prouver, aucun goût particulier pour la performance. Sophie n’a fait qu’obéir à sa plus précieuse nécessité : vivre. Choisir la compagnie de deux chevaux, Étoile et Bouboule, et faire le tour de la France. Tout simplement. Par un étrange renversement des mentalités, les choses les plus simples sont devenues pour l’opinion publique les plus extravagantes. Sophie voulait prendre son temps pour regarder autour d’elle. En elle, aussi, et profiter du chemin qui passe : « Seule, j’étais heureuse d’être seule. Je me sentais bien, extraordinairement bien, si loin des tracas de la vie, des problèmes professionnels, des mesquineries et de l’hypocrisie qui entachent l’existence. Seule : j’en avais rêvé depuis si longtemps ! »
Partie de son domicile dans les Alpes provençales, Sophie a d’abord préféré rester en altitude – Savoie, Jura – pour profiter des meilleurs itinéraires, puis elle a traversé les longues plaines de Lorraine et de Picardie pour rejoindre le Mont-Saint-Michel. De là, elle est descendue par l’Anjou, le Limousin puis le Périgord, avant de regagner les Alpes via la Camargue. Plus de 4 000 kilomètres parcourus en six mois.
Sur la route, Sophie constatait une certaine réserve de la part des gens. Une jeune femme qui voyage seule avec des chevaux, manifestement, ça ne se fait pas. À l’étape, le bouche à oreille faisant merveille, la cavalière trouvait souvent refuge auprès de propriétaires équins qui lui réservaient le meilleur accueil. En cas d’absence de relais, un bivouac était improvisé entre deux champs. Bien sûr, il y a eu des moments de doute, en particulier quand la jument est tombée malade, mais dans pareille aventure le but exerce une attraction telle que rien ne peut vraiment ébranler la motivation pour l’atteindre. La lenteur du cheminement et le contact permanent avec l’animal ont fait leur œuvre. Au fil des semaines, Sophie devenait de plus en plus attentive à ce que lui indiquait le moindre bruissement. Une intuition suffisait à lui faire reconnaître le bon chemin ou à la prévenir d’un danger, mais surtout, les liens avec les chevaux prenaient une dimension insoupçonnable : « Nous formions un trio soudé avec une relation basée sur la confiance. Plusieurs codes secrets nous rapprochaient, nos relations étaient sereines, fines et délicates ; mon corps et mon âme laissaient s’exprimer un sens que je n’avais encore jamais perçu. » Comme si le voyage à cheval permettait de restaurer une unité fondamentale entre l’homme et l’animal, le corps humain s’accordant à la tonalité du corps équin pour une juste harmonie des sens.
Ce n’est qu’au cours du dernier mois que la cavalière prit la mesure de tout ce qui avait désormais changé en elle. Voyager dans la France rurale est autant une évasion qu’une introspection. Ces chemins font de nous les témoins de notre propre identité culturelle ; on se découvre à la fois libre et encerclé, face à soi-même et exposé au regard des autres. Le cheval est là, fidèle parmi les fidèles, pour imposer à la cavalière son rythme et l’affranchir des contraintes de temps. Il fait don de sa force et de sa patience. Le voyage qu’on partage avec lui est plus profond que les vanités du monde, et ouvre à une forme particulière de sagesse. Sophie en prenait plus vivement conscience à mesure qu’elle sentait se rapprocher la fin de son périple. De retour, sous forme d’un courrier à ses amis chevaux, elle rédigea ces lignes émouvantes :
« Le 2 novembre, je retournais travailler. Comment expliquer la sensation d’emprisonnement lorsque je me suis retrouvée entre les quatre murs du bureau ? Malgré moi, mon regard allait toujours dehors, vers ces montagnes où ensemble nous avions fait nos derniers pas ? Comment, d’un coup, les merveilleux moments partagés avec vous pouvaient-ils être relégués au stade de simple souvenir ? Je me sentais étrangère parmi mes congénères, tellement entourée mais si seule ? Jamais pendant six mois la solitude ne m’avait pesé. Au fur et à mesure des heures passées en votre compagnie, je m’étais débarrassée de ce carcan que nous, humains, bâtissons sans même nous en rendre compte pour nous sécuriser. À me rythmer au soleil, à dormir dehors près de vous, à partager tant de complicité et de bonheur simple, je me sentais nettoyée et purifiée. Et voilà que d’un seul coup je me remettais à perdre mon temps, qui s’effilochait au fil des heures, s’engloutissait derrière un bureau, au téléphone, dans une pile de papiers ? »
Rassurez-vous, Sophie repart fréquemment pour de longues chevauchées à travers les montagnes. Elle sait que faire un tour de France, changer de vie ou réaliser un rêve quel qu’il soit n’est pas affaire de courage, mais de désir.


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