À travers la France rurale



Emmanuel Hussenet a voyagé avec un petit cheval dans la France rurale.


5. D’horizons voisins


Il arrive un moment où, à force de sentiers sillonnés puis répertoriés, de places visitées, à force de rencontres aux quatre coins de la France, il ne suffit plus de rédiger des guides de randonnée ou d’écrire des romans. Ce que Didier Cornaille a vu au cours de toute une vie de déambulations équestres ne pouvait en rester à une analyse purement informative, et les connaissances considérables qu’il acquit sur les régions sillonnées, connaissances du sol, du sous-sol, de l’histoire, des métiers, des idées, des hommes, même si elles inspirèrent huit romans « ruraux », ne lui permettaient pas de traduire pleinement ce qu’il retenait de ses périples.
Quelle forme littéraire faut-il adopter pour décrire au mieux l’énergie intérieure qui pousse le voyageur solitaire à aller de l’avant ? Comment s’y prendre pour raconter des expériences vécues tout en captivant le lecteur et en poursuivant, par le biais de l’imagination, l’accomplissement de sa propre quête ? Pour Didier Cornaille, la réponse lui sera une nouvelle fois donnée par le roman, même si Les Voisins de l’Horizon n’est pas seulement un roman. Dans le personnage de Lazare, Morvandeau bourru, inculte et passablement misogyne, on retrouve cependant un peu du pittoresque de son créateur. Mais surtout, Didier Cornaille, par l’intermédiaire d’un Lazare rustaud mais touchant, concentre bien des années d’émotions et de recherches personnelles en une seule, d’où la détermination qui va animer son héros dès l’instant où il se demandera ce qu’il y a de l’autre côté de sa colline, d’où la saveur et la justesse de son parcours à la recherche de lui-même.
Il est tard et je dois reprendre la route. Notre conversation aura été plus brève que je ne l’escomptais. Didier Cornaille m’a raconté vingt anecdotes sur les vingt mille qu’il a conservées de ses explorations rurales, et bien souvent, je ressens les situations presque comme si je les avais moi-même vécues. D’ailleurs, n’en ai-je pas connu certaines ? L’écrivain a toujours voyagé à cheval, ce qui l’a amené à collaborer avec un éditeur pour créer des circuits de randonnée ; planifier son parcours, dormir chaque soir dans un gîte d’étape faisait partie de son travail. Il devait aussi interroger les paysans pour apprendre des lieux et connaître l’état des sentiers. Ses aventures, même si elles étaient un minimum organisées, n’avaient à mon sens rien de plus confortable que la mienne. Quels que soient les moyens modestes que nous nous donnons ou que nous nous refusons, traverser la France à pied ou à cheval, seul, sans connaître autre chose du village où l’on va passer la nuit que le nom, est difficile.
C’est quelque chose d’autre qui nous sépare. Quelque chose de plus profond et que je ressens indistinctement attaché à notre différence d’âge. C’est au moment où mon interlocuteur désigne sur la carte de France le nord du pays d’où il est originaire que la lumière me vient. Le ton de sa voix n’autorise aucun doute : Didier Cornaille est bien un ch’timi.
Ses voyages, il les a entrepris en sachant qui il était. La curiosité d’esprit, le besoin de savoir ce qu’il y a au bout du chemin, le désir de vivre avec spontanéité et largesse, d’acquérir de vraies connaissances et de les transmettre, étaient des motivations suffisantes pour réitérer chaque année un départ. Didier Cornaille a grandi avant le morcellement du corps social et la faillite des idéaux. Il est l’enfant d’un pays, et non le surgeon d’une banlieue fourre-tout.
Ce qui nous sépare tient vraisemblablement à ce que nos générations différentes véhiculent. J’ai plus d’une fois ressenti, auprès de voyageurs de mon âge, un besoin profond de redonner sens à la vie, de rompre avec un monde devenu trop étranger à leurs aspirations personnelles, afin de se recentrer autour d’émotions élémentaires et de rapports avec autrui moins falsifiés. Recourir au voyage représente alors une tentative de reconstruction de soi selon des normes librement choisies et non des modèles prédéterminés. Aujourd’hui, partir à l’aventure traduit davantage qu’hier un conflit avec le monde, tandis que le but de l’aventure réside dans la réintégration même de ce monde, mais sous d’autres conditions. Celui qui se sait d’une terre, d’un pays, d’une famille, ne ressent pas avec la même acuité la tension du voyage car sa raison d’être n’est pas en jeu. Celui qui vient de nulle part semble porter sur ses épaules le poids d’une société de plus en plus étrangère à ses propres membres, et la campagne, parce qu’elle est moins en prise aux contraintes draconiennes de l’économie régnante, peut encore laisser l’espoir, pour qui y voyage ou s’y installe, d’un espace pour une autre humanité.


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