À travers la France rurale



Emmanuel Hussenet a voyagé avec un petit cheval dans la France rurale.


2. La bonne étoile des champs


Le soir tombe sur les monts du Beaujolais. Les trente-cinq kilomètres de routes sinueuses et de chemins barrés par les résineux qui séparent Pierreclos et Beaujeu ne m’ont pas semblé longs. Même si je déplore que le temps passé à marcher soit aussi un temps perdu pour la communication et la découverte, chaque journée de progression est parsemée d’instants singuliers. Entrer dans le café du village, répondre aux salutations d’un riverain, demander sa route à un éleveur de chèvres sont autant d’occasions de retirer quelque chose d’instants apparemment anodins. En descendant sur Beaujeu, alors que le soir me presse, je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où je passerai la nuit, et, plus préoccupant, ignore à qui m’adresser pour offrir un pré verdoyant à Haïschka sur ces pentes monopolisées par les vignes. En pareil cas, il suffit de laisser faire les choses. Ce sont souvent les escales de dernière minute, dans les secteurs dont j’ignore tout, qui me réservent le meilleur accueil. Les plus belles rencontres se font quand on ne les espère plus ; les viticulteurs chez qui je suis arrivé ce soir-là me le confirmeront, tout comme les paysans qui, un peu plus loin, viendront spontanément me proposer gîte, herbage et couvert ! Désormais – allez comprendre pourquoi –, les contacts sont fréquents, instructifs, chaleureux, et l’hospitalité n’est plus un vain mot.
Il m’arrive de réfléchir à la façon dont les gens perçoivent la géographie locale. Je suis frappé par cette sorte de « départementalisme » qui fait souvent considérer le département voisin comme étranger, en dehors du champ relationnel et économique. Les offices de tourisme sont incapables de donner des informations sur un site éloigné de quelques kilomètres, mais hors du département. On se réfère à la ville la plus proche, Tournus, Mâcon, Tarare, à la capitale régionale, Lyon, et le reste est inconnu. Quand je demande à mon hôte du jour s’il connaît un endroit où faire étape à une vingtaine de kilomètres de là, il sait généralement m’orienter. Au-delà, c’est-à-dire à deux jours de marche, il est rare qu’on sache me répondre. Quant aux sentiers, ils ne sont connus que très partiellement, et peu d’informations précises circulent sur leur état. Par souci de me faire découvrir la région sous son meilleur jour, on me conseille des sentiers dont le tracé est pour le moins aléatoire, quand ils ne s’écartent pas de ma direction. Il reste malaisé de faire comprendre que je privilégie la sûreté d’un trajet – fût-il recouvert de bitume – à son caractère champêtre. En outre, on fait plus de rencontres en longeant une modeste départementale – des automobilistes s’arrêtent parfois spontanément pour me parler – que sur les chemins forestiers aux ramifications imprévisibles où l’on ne croise personne.
Il se peut aussi qu’on me déconseille un secteur sous prétexte qu’« il n’y a rien à voir ». Rien ? Il ne se passe pas un jour sans que je ne couvre mon cahier de notes, et je ne trace jamais mon parcours en fonction des sites touristiques. Une chapelle par-ci, un point de vue par-là ? Peu m’importe ! En revanche, pour rencontrer de jeunes agriculteurs qui m’invitent à leur table et entendre leurs enfants manifester le désir de me voir rester toute la semaine, je fais volontiers un détour.
Je crois que, pour rentrer dans son propre voyage, il faut d’abord le désirer de longue date, afin que la volonté soit toujours présente pour soutenir la marche et permettre de dépasser les contraintes du nomadisme. Je ne crains jamais de me porter au-devant de ce que je ne connais pas, car c’est dans l’incertitude et les difficultés que notre étoile brille de son plus vif éclat. Mille observations, réflexions, découvertes occupent déjà ma mémoire, et corroborent l’idée que je me faisais de la campagne : un cadre où il fait bon vivre, où les fêtes, les rencontres se déroulent dans une convivialité à nulle autre pareille ; un milieu profondément habité où évolue, parfois hélas sans se connaître, une population extrêmement diversifiée. Mon voyage est encore loin d’être fini, mais son intensité me convie déjà à certaines conclusions. La recherche d’accueil, de gratuité, de qualité ; le respect du temps, de la nature et des autres existe, plus fréquent qu’on ne l’imagine, mais demeure le fait d’individus trop souvent isolés pour permettre des actions collectives. D’où un certain repli sur soi, une perception accusée de ses propres limites et de celles du milieu rural.
Il est stupéfiant de constater comment en une soirée on peut nouer une relation privilégiée avec quelqu’un et apprendre d’un village et des personnalités qui y vivent davantage que n’en sait le résident du lotissement voisin. Est-ce l’art du voyageur de toucher très rapidement l’essence des choses, sans jamais s’en saisir ? Ce qui m’échappe aujourd’hui, je me dis que je le trouverai demain ; c’est pour cela que je reprends la route. Et ce que je trouve le lendemain n’est qu’une pièce supplémentaire qui s’ajoute à cet étrange puzzle dont nul ne sait me dire, pas même ma conscience, quel paysage il cherche à recomposer.


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