Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Kedarnath, Badrinath et Gaumukh :

« Les 18 kilomètres qui menaient à la source nous firent traverser de somptueux paysages sauvages. C’était un long défilé boisé qui surplombait la Bhagirathi. Au loin, apparaissaient des cimes dont les parois neigeuses étaient rendues presque translucides par la puissance des rayons lumineux. Tout en marchant, je me remémorais les nombreuses expéditions nécessaires pour découvrir cette source. Il en fallut des aventures… Ce fut d’abord le rêve de l’empereur Akbar (1542-1605), le plus grand des empereurs moghols, le premier à se passionner pour l’origine du fleuve sacré. À son retour, le chef de l’une des expéditions dit au souverain qu’il pensait que le fleuve provenait d’une montagne en forme de tête de vache mais qu’il n’avait pu l’atteindre. À la même époque, des pères jésuites en provenance de Goa se déguisèrent en moines hindous pour grimper jusqu’au Tibet interdit. Beaucoup pensaient, et certains le pensent toujours, à tort, aujourd’hui, que le Gange trouvait sa source au lac sacré Manasarovar qui est surplombé par le mont Kailash. Après deux expéditions manquées au XVIIIe siècle, et l’échec de la Compagnie anglaise des Indes orientales en 1808, c’est le capitaine John Hodgson, du Survey of India, qui réussit, le 31 mai 1817, à atteindre le glacier de Gaumukh. “Des blocs de glace tombent autour de nous, écrivit-il dans son journal, c’est à peine si nous avons le temps de prendre des mesures avec nos chaînes d’arpenteur.” Avant de redescendre, il empoigna néanmoins un bugle pour saluer, selon ses termes : “La venue au grand jour de l’illustre et vrai Gange.”

Gopi et moi-même allions sur des sentes aussi étroites que le pied. Nous passâmes des névés, des pierriers, d’énormes rochers, des arbres tombés en travers chemin… Nous rencontrâmes des ouvriers qui tentaient de le reconstruire avec de pauvres moyens. Des systèmes avaient été mis en place pour pallier les problèmes du terrain. Par exemple, il fallait, à l’aide d’une corde fixée aux deux extrémités, descendre, sur 7 mètres, une paroi tombant à pic. Plus nous avancions, plus les difficultés augmentaient. Il était néanmoins toujours possible de s’agripper à un rocher pour passer un endroit peu praticable. Après quelques mètres, le sentier recommençait. Finalement, en fin de matinée, nous vîmes un groupe de jeunes Indiens qui retournaient à Gangotri. Partis aux aurores, ils renonçaient à continuer tant le chemin leur paraissait dangereux.
L’un d’eux me demanda, en m’inspectant de haut en bas pour tenter d’évaluer mes compétences :
“Es-tu un bon trekkeur ?
— Pas particulièrement, répondis-je. Pourquoi ? Le chemin est-il difficile ?
— Pas difficile, s’exclama son camarade. Très dangereux ! Ça ne vaut pas la peine de prendre de tels risques.”
Inquiet d’avoir encore à abandonner si près du but, je demandai à Gopi : “Qu’en penses-tu ? Que faisons-nous ?”
C’était la première fois que Gopi retournait à Gaumukh depuis la catastrophe. Toutefois, il avait pris ses renseignements.
“Ne t’inquiète pas, me dit-il. Je t’emmènerai là-bas.”
Je lui faisais confiance. D’ailleurs, pour l’instant, nous ne rencontrions pas d’obstacles majeurs. Nous avancions vite. Après tout, me disais-je avec un peu trop d’assurance, peut-être que ces jeunes ne sont pas habitués aux chemins difficiles. Une demi-heure plus tard, nous rejoignîmes un petit groupe conduit par un guide de l’institut d’alpinisme d’Uttarkashi. Cet homme était parti en éclaireur et Gopi le questionna. Alors le guide s’exclama : “Ils sont fous d’avoir ouvert le chemin si tôt ! Tout le monde n’est pas entraîné pour ce genre de trekking. Ils auraient dû attendre de reconstruire.”

En effet, les derniers kilomètres furent particulièrement difficiles. Le sentier, qui passait normalement à flanc de montagne, n’existait plus. Les versants s’étaient écroulés, comme si on les avait fait exploser à la dynamite. Il n’y avait plus que des escarpements proches de la verticale, faits de sable et de cailloux. Il fallait progresser lentement car le terrain était très glissant. En dessous, c’était plusieurs centaines de mètres de vide. Un de ces passages me fit particulièrement peur. Il mesurait une soixantaine de mètres de long et le sable tenait peu sur le sol. Soudain, je me demandai si cela valait bien la peine de continuer. Mais quand on a fait 2 600 kilomètres à pied et deux voyages pour arriver jusque-là… Parvenu au milieu de la pente, je ne trouvais plus de prises. Je me rendis compte qu’à quelque endroit où mon pied se poserait, je glisserais inévitablement. Alors, après plusieurs tentatives, ne sachant que faire, je m’arrêtai. Je redoutais aussi de faire demi-tour. Me retourner, c’était perdre l’équilibre à cause du poids de mon sac à dos. Aussi restais-je bêtement bloqué ! Plus agile et entraîné que moi, Gopi venait d’arriver de l’autre côté. En me voyant coincé au milieu de l’éboulis, il posa son sac et retraversa l’escarpement. Arrivé près de moi, il me tendit la main. Mes pieds glissaient sur le sable. Je m’accrochai à lui avec force, conscient que je pouvais l’entraîner avec moi dans le vide. Mais Gopi tint bon ! Il possédait pour nous deux la confiance qui m’avait abandonnée. Grâce à ses bonnes prises, il me tira vigoureusement. Et ainsi, 2 mètres plus loin, je pus à nouveau continuer seul. Merci, Gopi !

Il y eut encore trois passages difficiles. J’apprenais à contrôler ma peur. C’était là l’élément essentiel ! Sans être de l’alpinisme, ce fut, à ma mesure, une belle leçon de vie. Après une dizaine d’escarpements, et quelques sueurs froides, nous arrivâmes enfin à Bhojbasa : une grande plaine circulaire caillouteuse qui approche les 4 000 mètres et où se trouve un campement. Le paysage était somptueux ! Les cimes formaient un grand cirque naturel. Au fil des heures, la lumière caressait la montagne de teintes laiteuses et ambrées. Après une nuit passée dans la pièce commune de l’ashram, nous entreprîmes, aux aurores, les quatre derniers kilomètres qui menaient au glacier de Gaumukh. Cette fois, la route était facile. Devant nous se dressaient, à près de 7 000 mètres, les trois sommets Bhagirathi. À droite, à 6 543 mètres, pointu comme une flèche, s’élevait le mythique mont Shivling, représentation du trident de Shiva pour les hindous. Quel somptueux pic rocheux ! Monument céleste dans son élégante élévation. Conscient d’être tout près de la source, je pensais à ce qu’écrivit Henri Le Saux au cours du même voyage : “Les sources du Gange, ce sont moins ces glaciers aux lèvres desquelles filtrent ses premières eaux que ces grands sommets piqués en plein ciel, lieu de la rencontre du monde d’en haut, inaccessible, d’où vient pourtant l’homme et où il va, et du monde d’en bas, où se déroule sa provisoire vie terrestre.”
Longtemps nous regardâmes le Shivling. Il avait un aspect noble, élancé et un peu diaphane. On aurait dit une grande voile tendue vers le ciel.
“De l’autre côté, me dit Gopi, à 4 500 mètres d’altitude, se trouve la prairie de Tapovan. Un ermite que je connais y vit.
— Dans ce froid ? m’étonnai-je. Loin de tout ?
— Oui. Swâmî Nagar Das est un muni baba, un renonçant très vénéré qui maîtrise les techniques ascétiques. Sais-tu qu’en sanskrit tapovan veut dire ‘austérité’ ?”

Puis nous continuâmes dans cette vallée encaissée et caillouteuse. Après avoir escaladé de gros rochers, nous arrivâmes cette fois au glacier de Gaumukh. Enfin, je contemplais l’origine du fleuve sacré. C’était une grande paroi de glace d’une centaine de mètres de large et de 30 mètres de haut. En fait, il s’agissait seulement de la partie émergée de l’iceberg, puisque l’ensemble du glacier fait plusieurs kilomètres carrés de superficie. Au milieu de ces gros blocs de glace apparaissait un trou semblable à une caverne : la “bouche de la vache”, l’endroit d’où suinte le Gange. De ce filet d’eau naît un des plus beaux fleuves du monde. Aussi pensais-je à toutes les villes et les activités engendrées par le Gange. Je me souvenais de son cours immense de plusieurs kilomètres de large au Bihar, je revoyais toutes les célébrations qui lui sont consacrées. À présent, j’admirais la source d’un élément central de la culture indienne, ce fleuve qui suscite tant de dévotion.
Pendant que Gopi méditait dans la neige, je m’essayai à une baignade qui n’alla pas plus loin que les cuisses. C’était symbolique ! L’eau était glaciale mais j’étais heureux. D’ailleurs, il y avait eu un aspect métaphorique dans ma quête de cette source. Sur ces rives, une rencontre avait eu lieu. Imprégné de culture indienne, et songeant aussi à cette eau qui ne donne plus jamais soif dont parle l’Évangile, je me remémorai ce poème de Shankara, que récitent souvent les hindous au bord du Gange :
Mère Gange, Tu te déroules comme un collier de perles
sur le vêtement de la terre.
Que mon corps ne périsse pas avant d’avoir vécu sur tes rives,
Avant d’avoir bu de ton eau et dansé sur tes vagues.
Toujours je répéterai Ton nom,
Et je jetterai sur Toi mon dernier regard.


Gopi et moi bûmes l’eau de la source. Elle était froide, mais “pure”. Près de la paroi de glace, le bouillonnement des eaux montrait, qu’en puissance, ce ruisseau possédait déjà toute l’énergie du grand fleuve. Adepte de Krishna, Gopi alla prier sur un haut bloc pierreux, tandis que je m’installais sur un rocher au milieu de l’eau pour contempler ce grand rêve de blancheur éclatante. Le passé, le présent et l’avenir se mêlaient dans ma tête. Qu’allais-je faire à présent ? Eh, qu’importe, me disais-je, tout en me laissant emporter par l’enthousiasme d’un Nahman de Braslav : “Danse ! Fais surgir la mélodie, s’exclamait ce religieux, fais éclater le présent ! Fais danser les lettres, les voyelles amoureuses de lointaines consonnes. Fais danser les mots pour qu’ils deviennent des oiseaux.” Une idée, ça, je devrais écrire un livre…
Cette fois, je pensai à Lanza del Vasto. J’avais atteint la source où il n’avait pu aller, le lieu “où le saint fleuve jaillit tout vif du front de Shiv, bondit hors de la glace abrupte pour déboucher en hurlant dans les fleurs”, comme il se l’imagina, malade, quelques kilomètres plus bas. De la même façon que le poète, je pouvais maintenant penser à mon retour chez moi, quand “accoudé à la fenêtre de la maison de pierres vieilles, je voyagerai, je voyagerai sans sueur ni péril, en regardant glisser les doux nuages”.

Lorsque Gopi redescendit de son rocher, je ressortis du milieu du ruisseau. Assis sur la rive, nous regardions maintenant les magnifiques pics montagneux qui nous procuraient une majestueuse impression d’éternité.
“Tu sais que certains disent que le Gange se forme au mont Kailash, m’expliqua Gopi. Le fleuve coulerait sous terre pour rejaillir ici.
— Oui, répondis-je, c’est l’interprétation religieuse. C’est du domaine du mythe. Sais-tu que le mont Kailash me fait rêver depuis des années ? Je suis attiré par cette montagne qui est sainte à la fois pour les bouddhistes, les hindous et les jaïns. Après ce voyage, j’aimerais traverser une terre bouddhiste. Aller là où les pierres prient, comme ils disent. Je voudrais monter plus haut. Ce pourrait être le but de mon prochain voyage. Qu’en penses-tu ? Cette fois, je remonterais le Brahmapoutre. Je traverserais le Bangladesh, l’Inde, la Chine et le Tibet. Je marcherais en partie sur les pas d’Alexandra David-Néel. À la fin, j’atteindrais le lac sacré Manasarovar et tournerais autour du mont Kailash, en me prosternant à terre comme le font les bouddhistes. C’est une bonne idée, n’est-ce pas ?
— Excellente ! s’exclama Gopi. Pour une prochaine fois, alors ?
— Pour une prochaine fois, assurai-je. Les difficultés seraient grandes mais j’ai envie de continuer vers les hauteurs. Vers l’Orient céleste et spirituel, l’Orient des légendes, l’Orient de l’Être.
— Tu réussiras, me dit Gopi. Tu es un bon marcheur. Si tu n’es pas encore un bon trekkeur, tu as commencé à maîtriser ta peur. Et puis, tu sais voir Dieu à travers la nature. Cela te portera. Cependant il te faudra des guides pour traverser les cols.
— Oui. Et le Tibet est interdit…
— C’est vrai. Le Tibet est interdit. Mais certains y vont quand même…” »
(p. 381-387)

Les chevaucheurs de vent (p. 154-158)
Des millions d’âmes en prière (p. 260-265)
Extrait court
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