Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Maranhão (Nordeste) :

« “Si nous étions vraiment maîtres de notre vie, crois-tu que nous laisserions la camarde œuvrer dans l’ombre ? Penses-tu que nous choisirions de mourir ?”
Dona Marina argua ce koan de notre entretien sur l’existence, ses joies, ses chausse-trapes, et l’incongruité de l’homme conduisant à grand train ses entreprises sans jamais se figurer que l’issue, toutefois, lui échappera toujours. Dona Marina, je la rencontrai en descendant dans sa petite pension familiale à l’entrée de la ville de Campestre do Maranhão. Vingt réals abaissés à 15 si je consentais à prendre le petit-déjeuner à mes frais dans la baraque qui regardait son établissement, de l’autre côté de la BR, de l’autre côté de la ville donc, rive gauche en direction de Belém. Je m’installai dans une chambrette contenant tout juste une chaise en plastique et un ventilateur poussif au pied d’un étroit lit revêtu d’un drap délavé aux motifs des 101 Dalmatiens.
Au sortir d’une longue sieste suivie de lecture et d’un peu d’écriture, l’après-midi touchait à sa fin. Le couchant annonçait l’heure de la bière quotidienne prise à la fraîche, point de conclusion personnel, alors, de toute journée brésilienne. Moment crucial où s’établissait le bilan du jour, où se concevaient les étapes à venir ; occasion de recueillement et de relâchement ; pendant du moment liminaire où, au point du jour, j’agrémentai le café brûlant de la première cigarette, et me retirais, seul, dehors, au grand air, pour entrer en concentration au vu des heures de marche qui m’attendaient. Tasse du matin, chope du soir : points cardinaux et points d’équilibre indispensables au mouvement ; parenthèses entre lesquelles se déployait l’effort ; alpha et oméga d’un alphabet du pas par lequel s’écrit un trajet, une trajectoire, un sillage éphémère sur la surface du monde.
Le réfrigérateur de l’hôtelière en recelait, de la bière. Je lui en achetai deux bouteilles et m’assis sur le seuil de cette basse demeure épatée, divisée en d’identiques cellules à la faveur de fines cloisons en paravent qui n’atteignaient pas la toiture de tuiles nues. Dona Marina m’y rejoignit et s’enfonça dans le fauteuil qui flanquait l’embrasure de la porte d’entrée.
Cette femme d’une cinquantaine d’années n’était pas particulièrement plaisante à regarder. Son visage masculin, empreint d’une certaine dureté, couronnait un double menton qui appesantissait de surcroît la grossièreté de ses traits. Mais Dona Marina savait rire à tout propos, de ce rire particulièrement sonore et résonnant que composent les personnes habitées par une solitude et un dépeuplement anciens ; alors, comme par magie, la surface de ce tissu quelque peu rêche s’adoucissait tant qu’on perdait de vue le caractère premier de sa face, si roide au repos. La fillette apparaissait ; une jeune femme s’y développait ; une femme enfin s’épanouissait au point d’orgue du rire, à l’instant où, sous son effet stupéfiant, le monde entier, ses difficultés et toute sa tristesse, s’abolissaient fugitivement.
Dona Marina vivait seule pour une raison qu’elle ne me laissa pas connaître. Aussi ma compagnie lui donnait-elle l’occasion de s’extraire un peu d’elle-même, de s’évader d’une vie quotidienne dénuée de relief. Elle vit bientôt en ma traversée au long cours ce qu’elle appela une “mission”, puis se laissa aller à l’évocation d’un amour de jeunesse rencontré en la personne d’un beau vagabond de passage…
Son rêve d’alors ? N’en subsistait guère qu’un, ayant déjà réalisé tout ce qui lui importait – avoir mis des enfants au monde, les avoir élevés, leur avoir donné les moyens de réussir et, par-dessus tout, les avoir mariés. Sa vie en quelque sorte gisait derrière elle. Plus rien ne pouvait être accompli qui lui tînt réellement à cœur, à l’exception de cet ultime souhait : vendre son établissement et acquérir une maisonnette en quelque lieu tranquille, retiré, éloigné des hommes, pour y finir ses jours.
“Entretenir cet hôtel ? À quoi bon ? s’épancha-t-elle, la voix métallisée par une amertume passagère… Afin que d’autres, qui ne s’y seront pas investis, en jouissent après ma mort ? Ah çà, non ! Plutôt m’en débarrasser !”
Les rapports avec ses enfants étaient houleux. Sa fille aînée tenait l’autre pousada de la ville, de luxe celle-là. Les deux femmes ne se voyaient que très rarement. Et puis Dona Marina était douée de cette conscience lucide de la finalité de toute existence : son inéluctable disparition. N’est-il pas vain, futile et absurde de persister à imaginer que la vie est un éternel empire ?
“Nous ne sommes les propriétaires de rien ici-bas, pas même de notre existence… Sinon, crois-tu que nous choisirions de mourir ?” ajouta-t-elle pour finir, avant que ne fuse son rire dressé comme un poing levé à la face de l’absurdité du vivre.
La nuit s’était emparée de la ville lorsque je pris congé, regagnant ma chambrette baignée d’obscurité. J’y emportai le bien-être qu’avaient dispensé cette conversation, cet apprivoisement mutuel, ces confidences qui parlent de lieux de soi inaccessibles hors la confiance. Dona Marina était splendide de désespérance. Une splendeur recluse dans la profondeur des cimes…
Je dus la réveiller à l’aurore et en fus bien désolé, mais la chaleur des jours m’y obligeait. Ensommeillée, la vieille dame déverrouilla la lourde porte métallique et me tendit silencieusement un billet de 10 réals. Dona Marina m’avait pour ainsi dire invité dans son royaume déserté.
“Bon voyage. Que Dieu te protège…” susurra-t-elle tout en refermant la porte d’un geste sûr, calme et lent, impassible.
Merci, Dona Marina, vous qui n’aimez pas tellement qu’on vous appelle “Dona”, “propriétaire”, “maîtresse”, car rien ni personne ne nous appartient ici bas, “pas même notre vie”, disiez-vous…
Obrigado, Marina, obrigado ! »
(p. 152-155)

Rio Grande do Sul (p. 33-37)
Épilogue (p. 208-211)
Extrait court
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