Collection « La clé des champs »

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Couverture
Bolivie – Une odeur de sapin :

« Lancé à fond de deuxième, un camion chargé de passagers surfe sur la boue, part en travers avant de se planter dans le fossé. Tout le monde rigole, surtout les femmes. Les hommes descendent et poussent en vain. C’est une vraie patinoire. Déjà une heure que je me traîne avec une Ténéré engluée et je n’ai pas avancé d’un kilomètre. Combien de fois l’ai-je déposée en offrande à la “Terre-Mère”, divinité andine appelée Pachamama ? Une fois de trop visiblement, car je ne parviens plus à la relever. Un mal de dos me rappelle à l’ordre. La moto est couchée et moi aussi. J’attends qu’un véhicule daigne se montrer. Les moustiques, eux, sont déjà là. C’est mon premier jour en Bolivie, arrosé par la saison des pluies. La fange a bloqué ma roue avant, malgré un garde-boue surélevé. À la tombée de la nuit, j’arrive exténué à Trinidad, capitale régionale du Beni. Je m’écroule sur le lit d’une posada délabrée. À 20 bolivianos la nuit, que demande le peuple ? La Bolivie est le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud, et à ce titre le moins cher. J’essaie de récupérer mon espagnol après plus d’une année à bourlinguer au Brésil. Le lendemain, je m’engage dans la province des Yungas par la “route de la Mort”, tristement célèbre pour son taux d’accident. La 660 XTZ s’essouffle peu à peu, baisse d’oxygène oblige. Parti du niveau de la mer, j’arrive sur l’Altiplano dans la même journée. À 4 000 mètres d’altitude, j’ai mal au casque. Olivier m’héberge à La Paz. Rencontré en Colombie, l’ami français est aujourd’hui installé en Bolivie. Il m’accompagne à moto dans la province d’Oruro vers le parc Sajama. Les enfants andins ont les joues brûlées par les rayons du soleil, ravageurs à cette altitude. À la lueur blafarde d’une lampe à pétrole, je dévore la viande de lama séchée et les pommes de terre bouillies dans mon assiette. Il faut prendre des calories car dehors la température est polaire. La moto ne démarrera sûrement pas demain, malgré les peaux de bête que don Luis a posées dessus. Nous passons la nuit chez sa famille. Doña Teodora est plutôt volubile pour une Andine, un peuple timide à l’accoutumée. Avec son visage souriant coiffé d’un petit chapeau melon et ses deux longues tresses reliées entre elles, madame est une vraie cholita bolivienne. Une image d’Épinal. À 22 heures, un rituel marque la vie paisible de l’Altiplano : les moutons, les lamas et les alpagas rentrent au bercail. Pour se protéger du vent glacial, ils se réfugient derrière une clôture de fascines. Au pied de la maison, les neiges éternelles du pic Sajama culminent à 6 542 mètres. Derrière nous, des monts jumeaux, le Parinacota et le Pomerape, s’observent en chiens de faïence. Autour, c’est l’immensité dans toute sa splendeur. Un village peuplé d’irréductibles, Tambo Quemado, résiste aux conditions climatiques extrêmes. On y vend de l’essence en bouteille et du thé aux feuilles de coca, qui oxygène le cerveau. Au petit matin comme prévu, une batterie reliée par des pinces redonne vie à ma moto. Les piles neuves de mon appareil photo ont rendu l’âme. Je les ai pourtant mises avec moi dans le duvet. C’est dire le froid ambiant. Le moteur une fois chaud, je les place sur l’échappement et parviens à les ranimer pour une unique photo qui prend toute sa valeur. Un jour je la montrerai à mes petits-enfants : “Papy a eu froid ce jour-là, mais il s’en fichait. Il avait 34 ans et soif d’aventure.” Partez mes petits, rien ne remplace l’école de la vie. Audiard a dit qu’un intellectuel assis ira toujours moins loin qu’un con qui marche.
Il mourra avant 50 ans, il le sait déjà. Condamné par des conditions de travail précaires, le mineur de Potosí a des bouches à nourrir avant tout. Le bâton de dynamite dans la poche, il fait exploser la roche dans l’espoir d’y trouver un filon d’argent. La joue déformée, il mâche sa boulette de feuille de coca pour tromper la faim et la fatigue. Quand le glas aura sonné pour lui, son fils prendra la relève. La réalité bolivienne rend nos états d’âme d’Occidentaux dérisoires, voire indécents. On oublie trop souvent que la péninsule Ibérique dut sa richesse à l’exploitation des ressources de l’Amérique du Sud au temps de la colonisation. Opposé à ce déséquilibre planétaire, le guérillero révolutionnaire Ernesto “Che” Guevara a donné sa vie non loin d’ici, dans le hameau de La Higuera. L’école où il fut prisonnier avant d’être fusillé à l’instigation de la CIA, en 1967, est devenue un lieu de pèlerinage pour les plus motivés. Car en saison humide, les routes de montagne sont difficilement praticables. Un buste du Che trône fièrement dans l’allée centrale du village. J’apprends que les pistes boueuses sont fermées jusqu’à nouvel ordre. Me voilà bloqué dans cette bourgade fantôme de vingt-sept habitants. À la lueur d’une bougie, les nuits sont longues sur la paillasse de la nouvelle école. Une nourriture insipide agrémente mon quotidien. Trois jours passent. La météo devient plus clémente et les pistes s’ouvrent à nouveau. J’arrive couvert de boue à Vallegrande. Les murs de l’ancien lavoir où la dépouille du Che fut exposée se couvrent de messages révolutionnaires laissés par les touristes. “La lutte continue” écrit au feutre indélébile… avant de rejoindre le capitalisme. Sur la piste de l’aérodrome abandonné, les restes du Che et de quelques guérilleros ont été découverts par une délégation cubaine en 1997. Des stèles commémorent la fin d’un mystère qui a duré trente ans. À l’extrême sud du pays, la situation se complique. Dans le désert du Lípez, la température avoisine -25 °C la nuit. Il n’y a pas d’essence, peu de piste et guère d’endroits où loger. Transporter cinq jours de vivres sur la moto reste un détail. L’âme en peine, je suis le 4x4 d’une agence de tourisme. Moyennant une participation, je n’aurai à me soucier que du pilotage. Libérée de ses bagages, Miss Yamaha trace son sillon dans la plus belle région que j’aie visitée. Inoubliable. Hypnotisé par tant de beauté, je perds mon bon Samaritain. Je grimpe au sommet d’une colline dans l’espoir de retrouver un nuage de poussière. Rien. J’attends une heure, moto sur la réserve d’essence. Toujours rien. Je redoute de passer la nuit à 5 000 mètres d’altitude, sans tente ni sac de couchage. Ça sent le sapin. Le désert me donne une leçon d’humilité. Une bonne fessée, un coup de règle sur les doigts gelés, je reste dans mon coin, au piquet. Je copierai cent fois : “L’infini est immortel, contrairement à moi.” La pompe sanguine s’accélère et manque d’oxygène. Ma tête va exploser, trois litres de thé de coca n’y pourront rien changer. Je me décide enfin à quitter ma caverne, mais je ne sais même pas où nos chemins se sont séparés. C’est bien la dernière fois que je laisse mes bagages à un tiers peu soucieux de ma destinée. À la croisée des chemins, je retrouve le guide. S’il espérait un pourboire, c’est raté. Nous roulons jusqu’à la Laguna Colorada et ses nuées de flamants roses. Dans le froid cinglant, j’assiste au lever du soleil sur l’immense désert de sel du Salar de Uyuni. Heureusement pour moi, le virus du voyage ne gèle pas en hiver. »
(p. 64-69)

Australie – Tapis rouge latérite (p. 26-31)
Sénégal & Gambie – Huit ans… j’ai dû faire un détour (p. 102-105)
Extrait court
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