Interviews


Près de la place Sükhbaatar – Oulan-Bator (Mongolie).
Année 2021
© Typhaine Cann

Typhaine Cann – Un travail de longue haleine
propos recueillis par Anna-Katharina Lauer

Archives des interviews

Dans quel contexte avez-vous découvert l’œuvre de Chadraabalyn Lodoidamba ? Votre vie en a-t-elle été changée ?
En 2008-2009, j’ai suivi un an de cours de langue et de culture mongoles à l’Université nationale de Mongolie. Nous avions notamment une plage horaire dédiée à la lecture de textes. C’est là que j’ai découvert Lodoidamba et eu envie d’aller plus loin. Un jour, en sortant de la faculté, j’ai demandé à un bouquiniste s’il avait des romans et, sachant que c’était un vrai défi que je me lançais, j’ai acheté le moins cher, Tungalag Tamir (« La Tamir aux eaux limpides »), dans une édition de très mauvaise qualité. À l’époque, j’en étais encore aux balbutiements de mon apprentissage ; j’ai mis des années à lire cette œuvre et, lorsque j’ai commencé à la traduire, juste après la soutenance de ma thèse d’ethnologie, je n’avais pas encore entamé le deuxième volume. Cela m’amène à la seconde partie de votre question : j’ai toujours été frustrée de ne pas avoir appris la langue de mes grands-parents, le breton. Au travers de la lecture et de la traduction de Tungalag Tamir, j’ai comme redécouvert le monde dans une autre langue et un autre état d’esprit. Cette traduction, je la vois comme un enfant que j’aurais adopté et protégerais plus encore que le mien ; mais, dans le même temps, c’est aussi elle qui m’a « enfantée » une seconde fois. Je ne serais pas aujourd’hui à Oulan-Bator en train d’écrire ces mots si Tungalag Tamir n’avait pas existé.

Traduire un texte mongol vers le français est-il une aventure ?
Traduire est une aventure, mes proches pourraient en témoigner. Pendant des années, je me suis levée et couchée avec ce roman, je lisais et relisais, traduisais, l’écoutait en version audio… Pour l’anecdote, même la sonnerie de mon réveil est un extrait du livre audio. Cela peut sembler démentiel, et l’est sans doute, mais je n’ai pris finalement que très peu de cours de mongol, j’ai donc presque tout appris en autodidacte, via cette traduction. J’écris « presque » parce que, si traduire est une aventure, c’est aussi une aventure humaine, riche en rencontres. Comme il est de nombreux aspects culturels qu’un non-Mongol ne peut comprendre sans explication, je ne pouvais interpréter correctement certains passages qu’en interrogeant des locuteurs natifs. Par chance, une famille mongole s’était installée à Brest où je suis née, avec laquelle j’ai tissé des liens d’amitié. Par ce biais, j’ai fait la connaissance de leur famille, dans l’Uvs, à Ulaangom et surtout à Züüngovi, où la mère de mon amie, Sergelen, est devenue ma « maman mongole ». Cette traduction lui doit énormément. Au département d’ethnologie et d’histoire de l’Académie des sciences, c’est surtout Ölziisaikhan qui m’a éclairée sur bien des aspects. Mais pour élucider la majeure partie des points culturels et littéraires, pour comprendre qui était Lodoidamba, c’est ma rencontre avec Mönkhbayar, mon professeur à l’Institut du langage et de littérature, qui a été une révélation. Une fois que la traduction était en passe d’être achevée et, encore maintenant, chaque témoignage de reconnaissance – et il y en a – me bouleverse, Lodoidamba et son œuvre sont vraiment chers au cœur des Mongols. Parmi ces marques de gratitude, si je n’ai pas pu rencontrer l’auteur, étant née longtemps après sa mort, celle de ses enfants compte particulièrement pour moi.

Un ou deux moments marquants vécus durant ce travail ?
Toutes ces rencontres sont marquantes, et la traduction a été un travail de longue haleine, de tous les jours. Mais si je devais retenir deux moments, je dirais que le premier c’est lorsque mon ami Mattias a terminé la lecture – je lui envoyais les chapitres au fur et à mesure – et m’a dit qu’il avait eu les larmes aux yeux en lisant la fin. Quant au deuxième, je l’attends : c’est lorsque ma mère pourra poser le livre imprimé sur sa table de chevet et le lire en entier, ce que j’attends depuis des années.

Arpenter la région de la Tamir vous aide-t-il à comprendre l’œuvre ou l’inspiration de Lodoidamba ?
Lodoidamba raconte la Tamir mais surtout l’attachement à cette région, un attachement qui était celui de son père, Chadraabal, à qui le roman est dédié. Je me permets d’en citer un extrait « Bat et les deux soldats prirent au trot la direction de la passe occidentale. Il y avait tant de choses dans sa vie dont ces lieux avaient été témoins ! Quand, avec Solongo, ils s’étaient rendus chez Tömör sur leurs chevaux noirs identiques, c’est cette route qu’ils avaient prise, celle lancée en travers de la plaine devant la chaîne qui se dessinait au loin. Et il eût été difficile de compter combien de fois il était passé par là pour l’école. Il revoyait les moments forts de son existence se succéder devant ses yeux. » (p. 829-830). Plus que l’Arkhangai où je ne suis pas allée depuis de nombreuses années, ce qui m’aide à comprendre son œuvre, ce sont mes propres souvenirs, mon propre attachement à des lieux qui me parlent. Et le plus souvent, ces lieux sont pour moi aussi liés à mon père : paradoxalement ce sont les sentiers côtiers de la pointe du Finistère, la mer, la rade de Brest… On est loin de la Mongolie, mais je crois que l’émotion générée par les lieux est un sentiment universel.

Quelle œuvre française aimeriez-vous partager avec les lecteurs mongols ?
Dans sa préface au numéro spécial de la revue Jentayu consacré à la littérature mongole, Marc Alaux témoigne avec justesse de la surprise du voyageur français qui, au beau milieu des steppes, entend son interlocuteur lui parler du comte de Montecristo, de Dumas, Maupassant, Jules Verne. La littérature française est moins connue des lecteurs mongols que la littérature mongole l’est du public français. De nombreux auteurs, surtout classiques, ont été traduits en mongol, parfois depuis le russe il est vrai, et l’intérêt demeure. Traduire vers sa langue est une chose, traduire depuis sa langue est une autre paire de manches, et jamais je ne me serais risquée à relever ce nouveau défi si on ne m’en avait pas fait la demande. Or, c’est le cas. En lien avec le travail de recherche que je mène en parallèle ainsi qu’avec l’attachement aux lieux que j’évoquais plus tôt, j’ai le projet de tenter la traduction d’une œuvre de Loti, Pêcheur d’Islande ou Mon frère Yves qui transporte le lecteur dans Brest et dans mon Brest, dans mon Léon natal, et pourquoi pas un jour Le Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias ? Même si cela reste aujourd’hui un objectif lointain mais comme l’était la traduction de Tungalag Tamir à mon entrée à l’université…
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