Interviews


Kora Gorum – corridor du Wakhan (Afghanistan)
Année 2011
© Lou Nodet

Mariette Nodet – Hardanger
propos recueillis par Émeric Fisset

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Quel lien entretenez-vous avec le Hardanger et la mythique ligne ferroviaire d’Oslo à Bergen ?
J’ai vécu deux ans en Norvège pour poursuivre, dans le cadre de mon DEA d’histoire, des recherches sur les voyageurs européens du XVIIIe siècle attirés par l’Alpe scandinave. Mon objet d’étude se concentrait sur leur approche du milieu montagnard et des autochtones. À cette époque, je fréquentais notamment les massifs alpins comme le Jotunheimen ou les Alpes de Lyngen, que je sillonnais l’hiver à ski ou l’été pour grimper. J’ai découvert l’attractivité du Hardangervidda un peu par hasard. Un jour de janvier, des amis du club alpin de l’université et moi avons pris le train depuis Oslo et sommes descendus à Finse, dans une tempête de neige qui augurait d’un week-end de ski de randonnée sportif. C’est à cette occasion que j’ai commencé à m’intéresser à cette ligne de chemin de fer sublime qui traverse un relief très montagneux sur 600 kilomètres entre Oslo et Bergen. Son histoire était fascinante, mais c’est surtout le lieu de Finse, absolument isolé au centre du Hardangervidda, qui m’a interpellée. Comment des gens avaient-ils pu y vivre au début du XXe siècle ? Comment, aujourd’hui encore, des Norvégiens saisonniers s’adaptent-ils à cette vie rude et loin de tout ? Finse a toujours été et restera un joli point d’interrogation pour moi.

Pourquoi avez-vous romancé dans le Nord européen la relation d’une mère avec sa fille ?
En 2022, j’ai longuement réfléchi au cadre d’un récit que je voulais dédier à ma fille pour ses 18 ans. Je ne voulais pas lui raconter frontalement notre vie ensemble depuis l’accident mortel de son père alors qu’elle avait 4 ans. Je voulais lui transmettre les étapes, les émotions, le bonheur et la difficulté qu’avait entraînés le fait de vivre à deux toutes ces années, mais avec un filtre poétique et la distance nécessaire à la réception de cette réflexion. La fiction me semblait être le moyen d’y parvenir avec délicatesse. Pour trouver l’inspiration, j’ai marché durant six semaines en Norvège, tirant une ligne du nord au sud à travers les massifs du Trollheimen, Dovrefjell, Jotunheimen, Skarvheimen, Hallingskarveit et Hardangervidda, pour finir en pente douce au sud du Rogaland. Les conditions météo ont été désastreuses, et j’ai surtout progressé en mode survie, qui m’a laissé peu de loisir pour la réflexion et encore moins pour les notes. Au bout de trois semaines, lorsque j’ai rejoint Finse dans la poudrerie, j’étais émue. Le lieu m’attendait, j’en étais certaine. En me réfugiant dans la petite gare que je connaissais bien, j’ai été enfin interpellée par la photographie d’ouvriers construisant la fameuse ligne Oslo/Bergen. Quelle surprise de découvrir deux femmes dans ce groupe fier et farouche ! J’avais trouvé le cadre historique de ma fiction : j’écrirai la vie cachée d’une mère et de sa fille alors, dans l’univers à la fois hostile et sécurisant du haut plateau du Hardanger. Une histoire intime, qui évoluerait en même temps que le monde extérieur se rapprocherait avec l’avancement des travaux…

En somme, comme votre fille s’émancipant peu à peu ?
Oui, au même rythme que la mise à distance de Liv vis-à-vis de sa mère Magde. Dès le départ, l’enfant a un lien particulier à la montagne : elle ne la voit pas comme celle qui lui a pris son père mais comme une seconde mère, une porte ouverte vers des expériences fondatrices qui vont au-delà de ce que lui prodigue Magde. Mais je ne me permets pas de raconter cela, j’ose uniquement parler du sentiment de la mère qui voit cette enfant prodigieuse vivre sans elle, nourrie de la nature, faisant corps avec les éléments qui l’enveloppent. Contrairement à Magde, Liv s’enthousiasme pour les travaux de la ligne car ils sont le symbole d’un départ, le sien. Elle va quitter le nid, elle le sait, et Magde le sait aussi mais l’appréhende. Ma fille a été cette enfant. Petite, elle passait déjà des journées entières dehors dans la montagne ; à 11 ans, elle partait deux mois en hiver au Groenland rejoindre des amis qui faisaient un hivernage sur leur bateau ; à 15 ans, elle était interne ; à 17 ans, elle voyageait seule deux mois sac au dos en Grèce pour aller aider les migrants. Elle a toujours fait preuve d’une indépendance, d’une détermination et d’une sérénité déroutantes. Liv lui ressemble beaucoup, c’est évident, mais la fiction laisse le choix à ma fille de s’identifier ou non. Libre à elle de se reconnaître dans ce récit, de faire des liens avec notre propre histoire : je lui offre, dans le pays rude qu’elle connaît et qu’elle aime elle aussi, l’histoire d’un amour filial dans un monde révolu. Quand Lou a découvert le livre à son anniversaire, elle a attendu que je parte pour le dévorer. Je traversais l’Atlantique à la voile : je n’ai eu son message qu’en débarquant aux Antilles trois mois plus tard. Sa voix était claire et joyeuse, émue et ouverte. J’étais enfin soulagée !

Comment avez-vous vécu l’expérience d’écrire ce premier roman ?
Ce premier roman a été un cadeau que je me suis donné autant qu’un cadeau que j’ai donné ensuite. J’ai commencé à écrire dès après mon itinérance dans les montagnes, dans une maison au bord d’un fjord prêtée par des amis. J’étais érodée par la marche, rassasiée de sensations, pleine de la sérénité de mes semaines de solitude : un état parfait pour écrire la rudesse et la délicatesse de la vie de Magde et de Liv dans le Hardanger. Mon socle d’écriture était l’intime de la relation, mais j’ai profité d’être en Norvège pour me rendre à la bibliothèque du bourg le plus proche, Flekkefjord, afin de commencer des recherches générales sur l’aspect historique de ma fiction. Je suis retournée un an plus tard, à Finse et dans divers musées, pour les compléter et découvrir de manière plus détaillée un monde passionnant : celui des chemins de fer à la fin du XIXe siècle, le quotidien des paysans des montagnes, l’essor de l’alpinisme ou bien encore l’éveil politique d’une nation. Quelle joie de retrouver mon activité d’étudiante passant son temps dans les archives des musées ou des bibliothèques spécialisées ! Néanmoins, l’écriture demande du temps et de la disponibilité : j’ai vécu la seconde partie de mon travail comme quelque chose de plus douloureux. Écrire est un chemin de solitude et il faut trouver l’équilibre personnel avec cette dernière : l’histoire de Magde m’a « dévorée » durant les longs mois de mise en mots et de corrections. J’avais conscience de souffrir de l’obsession qu’elle pouvait engendrer dans ma vie et, malgré cela, j’ai eu du mal à accepter de la fermer et de la proposer à l’édition.

Quelles œuvres inspirent votre lien au voyage et à l’aventure ?
Mon adolescence a été bercée par les écrits d’Ella Maillart, Alexandra David-Neel et Nicolas Bouvier. Mais je ne crois pas que ce soit ces figures et les récits de ces écrivains-voyageurs qui aient impulsé mes itinérances. Un livre m’a bouleversée vers 15 ans : Les Cavaliers de Kessel. À lui seul, il concentrait ce qu’était pour moi l’aventure telle que je voulais la vivre : le dépouillement dans le déplacement au long cours, un terrain accidenté réservant des épreuves insoupçonnées, la rudesse et la solitude. Il a assurément modelé la voyageuse que je suis devenue. C’est par lui que je suis allée me perdre à cheval dans le corridor du Wakhan afghan, que j’ai marché en caravane dans le nord de l’Inde ou au Népal durant des mois. Puis il y a eu la découverte de l’œuvre photographique de Roland et Sabrina Michaud, ainsi que celle de Matthieu Paley, la poésie puissante d’André Velter et les essais anthropologiques déroutants de Nastassja Martin. Tout cela a construit une sorte de monde intérieur qui me pousse vers un extérieur rude et délaissé, avec l’envie de le découvrir à la mesure de mon corps, par la lenteur de la marche. Puis-je ajouter une dernière source d’inspiration ? Les cartes sont de véritables œuvres pour moi : elles génèrent une imagination et un enthousiasme qui, plus que tout, me mettent en mouvement.
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