Youri Bezsonov

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Au sortir de l’École de cavalerie – Saint-Pétersbourg (Russie).
Année 1910
© DR
Ancien officier tsariste, auteur d’une évasion réussie du premier « goulag » bolchevik des Solovki.

Six mois en cellule :


« On ne chauffait pas. Il faisait froid dehors. La faim me torturait de plus en plus.
Il est difficile de rester seul à seul avec cet adversaire. Et comment détourner ses pensées, lorsqu’on est livré seulement à ses pensées. Pas même de livre, tourner en rond dans la cellule, communiquer par des coups dans le mur et regarder par la fenêtre, voilà les seules distractions. Et je ne tenais pas à ces deux derniers moyens qui m’attiraient vers la vie, ce que je ne voulais pas.
Mais la solitude complète et continuelle commençait à agir sur moi. Si fort que fût mon désir de m’éloigner de la vie, la soif de communiquer avec des hommes, la soif de faire part à quelqu’un de mes pensées, de parler, d’entendre quelqu’un grandissait de plus en plus en moi. L’isolement complet est dur.
Puis mes forces diminuèrent. Je montais avec difficulté sur le lavabo pour regarder par la fenêtre.
Et je parvins moralement à me sentir presque continuellement calme et rasséréné. Durant deux heures de la journée, pas davantage, et ordinairement entre le dîner et le souper, j’entrais en contact avec la vie. L’angoisse me remplissait. Je me rappelais le passé. J’aspirais à l’avenir, je priais, et la prière m’aidait. Il y avait cependant des jours qui étaient pires. Il y en avait aussi de complètement heureux. Et, très rarement mais quelquefois pourtant, le désespoir me prenait, jusqu’au jour où Dieu m’envoya un soulagement. Après avoir vécu comme j’avais vécu, entre les mains du destin, après avoir été sauvé des tortures, de la mort, par un heureux hasard, puis par un autre, alors, malgré soi, on en arrive à la conviction ferme qu’il existe une force suprême qui nous place dans telle ou telle situation. Une fois, c’est un heureux concours de circonstances, une autre fois de même, mais on ne peut tout de même pas croire sans fin au seul concours heureux des circonstances. Et ce qui est remarquable, c’est que ces délivrances, ces “concours de circonstances” se produisent justement aux moments où l’on en arrive presque au désespoir, c’est-à-dire aux moments où on les attend le moins.
Si quelqu’un qui n’est ni un vieillard ni un enfant raconte un événement en disant : “C’est le hasard, le destin, la chance, qui m’a sauvé”, on écoute attentivement. Mais s’il dit : “Dieu m’a sauvé”, alors, même sur le visage d’un croyant, apparaît un sourire.
Je dirai simplement : Dieu m’a sauvé. J’étais seul, j’avais froid, j’avais faim, l’inconnu de l’avenir m’écrasait, j’essayais de toutes mes forces d’aller vers Lui, mais j’étais un homme, je souffrais et, lorsque mes souffrances furent arrivées à leur comble, au désespoir, je le répète : Dieu me soulagea et me sauva. »


Extrait de :

L’Évadé de la mer Blanche
(p. 266-268, Transboréal, « Voyage en poche », 2021)

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